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 Mon ami Brifol   
 Il 
est grand et gros : 110 kilos. Il a la figure rubiconde et la parole sonore. 
Il ne déteste ni la bonne chère, ni le bon vin. Il se lève de bonne heure. Sa 
première occupation est d'aller se renseigner sur l'état des eaux. Il se rend 
au pont, en galoches, le béret basque sur les yeux, les mains dans les poches, 
le ventre en avant, l'air absorbé. Il s'accoude au parapet et médite. -  Alors, 
qu'en pensez-vous ? Ça sera bon ? Positivement, il ne répond pas. Il grommelle. 
C'est sa façon à lui d'exprimer sa satisfaction ou son désappointement.Il faut 
une grande habitude pour deviner s'il est content ou s'il s'est levé du mauvais 
pied. Il a les manières bourrues du vieux professeur écrasant de sa science le 
candidat tremblant.  C'est 
bien un professeur : près de cinquante années de pêche derrière soi. Avec 
ça, toujours prêt à rendre service au néophyte dans le choix d'une canne, d'une 
soie, le montage d'une mouche. Ses avis sont des arrêts. On le remercie en lui 
offrant l'apéritif. C'est bien justice.  
Nous sommes, dans ce joli coin lozérien, toute une équipe à lancer très convenablement. 
Aucun de nous n'arrive à l'art pur, au 19 sur 20 ou 20 sur 20 que mérite la manière 
de mon ami Brifal.  Il 
faut le voir pêcher une plaine. Il est dans l'eau, solidement campé dans ses 
cuissardes. On dirait un roc. Il lance. Coup sec en arrière, coup sec en avant 
; il ne tend pas le bras exagérément pour accompagner le jet. La soie, matée, 
siffle, en colère. Le fuseau se déroule impeccablement, le bas de ligne se tend 
à 40 centimètres au-dessus de l'eau, et, avec une douceur et une légèreté que 
ni l'homme ni le geste ne laissent prévoir, les mouches se posent délicatement 
sans bruit ; j'ai envie de dire " sur la pointe des pieds ". Il faut que les truites 
soient diablement rebelles pour ne pas se laisser tenter. Cela arrive parfois, 
malheureusement.  Alors, 
mon ami Brifal a le sentiment d'une injustice flagrante. Il rentre à la maison, 
bougonnant, pestant, et, si, par malice, on l'y incite, il invective énergiquement 
le temps, la rivière, les truites ... et le gouvernement.  Heureusement, 
il y a de bons jours. Toutes y passent, insensées qui mouchent où il pêche. 
Quand son panier est lourd, ne croyez pas qu'il rayonne. Peut-être, sûrement même, 
se réjouit-il à part soi. Ses traits restent impassibles. Vous l'interrogez : 
 - Ça a marché ?  - Bah ! ... une quinzaine, dont deux d'une livre. Cela 
jeté négligemment, comme une chose sans importance.  - Vous avez mieux réussi 
que moi. Une dizaine et pas de phénomène.  - Vous n'avez pas soif ?  - Ma 
foi, si !  - Allons-y. 
  À la terrasse du café, les cannes en 
sûreté, le barda à terre, nous nous laissons tomber, éreintés, dans un fauteuil. 
Ouf ! ça va mieux. Alors, mon ami Brifal consent à m'expliquer la façon dont il 
a pris les deux grosses. Quel conteur ! Quel luxe de détails ! Je ne me lasse 
jamais, revivant avec lui les péripéties de la lutte. 
  C'est un passionné. 
Retraité, photographe à ses heures, quelque peu jardinier, il abandonne tout si 
le temps lui semble favorable. Si le vent d'est court dans un ciel désespérément 
bleu, il aime à venir bavarder avec moi. Nous ne faisons pas de politique. Ah 
! non. Il commence invariablement par ces mots : - Dites-donc ... Avez-vous remarqué 
... ? Les remarques ? Ce sont les nuances du plumage d'un coq gris que nous connaissons, 
les insectes du moment, la taille, la forme, la courbure, le poids, la trempe 
d'un hameçon. C'est inouï les remarques que l'on peut faire sur un hameçon. Le 
commun des mortels pourrait-il imaginer que cet hameçon, posé là sur un papier 
blanc, peut être l'objet d'une dissertation d'un quart d'heure ? Et les mouches 
? Alors, nous atteignons à la poésie, au sublime ! J.-H. Fabre et Maeterlinck 
dans le domaine de l'artificiel ! Mon ami Brifal les saisit avec amour, les fait 
sauter dans le creux de sa main, les tourne, les retourne et, le bras demi-tendu, 
les contemple longuement les yeux mi-clos, dans la lumière du jour. Satisfait, 
il hoche la tête et commente lentement, pertinemment. Il est toujours à la recherche 
d'un gris idéal, d'un gris mordoré.
   Il possède un nombre impressionnant 
de bobines de soie de toutes les couleurs et de toutes les nuances. Il tâtonne, 
il essaie, il compare, se réjouit, déchante et, tant que Dieu lui prêtera vie, 
autre Sisyphe, il sera hanté par la recherche de l'inédit, du mieux, de l'infaillible, 
du parfait. 
  Il lui est arrivé des aventures étonnantes. Il y a 
quelque vingt-cinq ans, étant sur les bords de la Truyère en compagnie d'un vicaire 
du lieu, pêcheur lui aussi, il accroche une truitelle de 125 grammes environ. 
Il l'amène sans difficulté ni émotion, lorsque la captive arrive près d'un gros 
rocher où l'eau bouillonne puissamment, une eau sombre aux reflets de plomb. Tout 
à coup, le scion plie violemment, le moulinet chante. Que se passe-t-il ? Une 
grosse a-t- elle pris une des mouches libres ? La lutte est longue. Des minutes 
passent qui semblent des heures. Enfin, le fil se raccourcit. La bête arrive près 
du bord. Surprise ! Une énorme truite tient dans sa gueule la truitelle de 125 
grammes et ne veut pas la lâcher. N'écoutant que son courage, sans même retrousser 
sa soutane, le vicaire-pêcheur entre dans l'eau et, adroitement, à l'aide de son 
chapeau à larges bords (on n'en était pas encore à la mode du béret basque pour 
les ecclésiastiques), il fait sauter le tout sur le pré.  Cette histoire 
incroyable est pourtant parfaitement authentique. Les dents du monstre, implantées 
dans la chair de sa proie, le retenaient prisonnier. La bête accusa plus de 3 
livres sur la balance.  Dernièrement (mars 1952), il fut encore le héros 
d'une aventure peu banale. Il réussit à amener et à prendre sans épuisette une 
truite de 1 kilogramme, qui s'était accrochée par la base de la nageoire dorsale. 
Quand on sait le mal qu'il faut se donner pour arracher du courant une truite 
de 300 grammes prise par le ventre, on peut juger de la patience, de la ruse et 
du doigté qu'il fallut à Brifal pour que le dénouement de la bagarre lui fût favorable.  
 Maintenant, ce n'est pas toujours lui qui fait les meilleures pêches 
parce que son embonpoint et l'âge, hélas ! le laissent moins ingambe qu'autrefois. 
Il a tendance à vivre sur ses souvenirs sans qu'il s'en doute. Il s'en défendrait 
si, par maladresse, on le lui donnait à entendre. L'essentiel est que sa foi de 
pêcheur demeure entière. 
  Puissions-nous voir, de nombreuses années 
encore, sa silhouette massive et familière se profiler entre les vergnes et les 
osiers des bords de la Truyère et entendre sa bonne grosse voix nous dire: : 
" Dites donc ! je viens de dénicher un de ces hameçons ... Vous m'en direz 
des nouvelles."                                                                                                                                  " 
Raoul BALUSSAUD. Le Chasseur Français N°666 Août 1952 Page 471                                                        
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