Pierre Bergounioux : La Ligne

 

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Donc , c'était la deuxième année .

Le soir tombait sur cette partie de la vallée de la Dordogne

Le soleil avait disparu derrière les bosquets riverains .

. La Dordogne était basse , bougeait à peine .
J'ai sorti dix mètres de soie , en guise de préface . J'avais encore de bon yeux . La mouche brune , toute simple – une Willow-fly – se détachait avec netteté

J'ai rallongé de dix mètres supplémentaires . La Willow a repris sa marche sous l'invisible rayon et s'est évanouie . La surface n'a pas été troublée le moins du monde et ce fut comme si je venais de ferrer la rivière .

On ne bougeait plus . Moi parce que si je tirais si peu que ce fût , tout casserait On est resté affronté comme la fois d'avant , à ceci près qu'elle ne gagnait rien sur moi ni moi sur elle .(................) Je n'ai pas idée du temps que ça a duré .. Rien ne bougeait à l'endroit où le fil plongeait dans l'eau .

J'ai commis la première erreur . Je me suis avancé à la rencontre de ce qui avait la mouche et ne démordait pas , au lieu de rester prés de la grève . L'eau , je l'ai dit , était paresseuse et basse , amie . On était à moins de deux mètres quand on s'est vu . Evidemment , c'était une très grosse truite , quatre livres , peut-être cinq , de la couleur de la nuit tombante , qui se tenait sous une mince lame d'eau .(....................) Le bord était à quarante mètres .

J'ai commis la deuxième faute , à deux reprises . Je lui ai pris la nuque . Elle s'est dégagée d'un seul mouvement brusque , très rapide , offensé . On est incorrigible . J'ai recommencé . Même fulgurante dérobade qui a eu pour effet , celle-ci , de briser net le fil à l'anneau de la mouche .

Elle était libre , maintenant , mais elle ne s'en allait pas . Je la regardais de tous mes yeux . Je la voyais très clairement , encore .

Je n'avais pas compris . Je ne voulais pas . Ça a duré . Ça dépendait de moi . Ce moment aurait pu se prolonger indéfiniment .
L'image était déjà légèrement brouillée quand j'ai tendu pour la troisième fois la main à travers la lame d'eau .


J'ai effleuré le grand corps noir rebelle et c'est à cet instant , seulement , que la truite a disparu , emportant la Willow dont elle souhaitait peut-être simplement se parer
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