Philippe CORTAY: Les murmures du versant ****
Il était maintenant devant une belle « marmite » aux calmes reflets verts. Le jeune homme déploya sa soie dans l'eau devant lui, puis rejeta brusquement sa canne, très haut par-dessus sa tête. Le fil fit un bond en l'air et la minuscule mouche artificielle fut entraînée loin derrière. Il ramena d'un coup sec son avant-bras de quelques degrés vers l'avant, faisant siffler la ligne pour la débarrasser des gouttes d'eau qui y étaient accrochées. Tout en replaçant en douceur son bras vers l'arrière, il lâcha un petit mètre de soie tirée de son moulinet, puis ramena, délicatement cette fois, la canne sur l'avant. En une boucle élégante, fil et mouche balayaient maintenant l'espace autour de Zian, dans un léger chuintement. Lorsqu'il jugea sa ligne suffisamment déployée, il abaissa sa canne, comme pour désigner l'endroit où devait se poser la mouche. Celle-ci obtempéra, se posant au ralenti sur le havre de paix que représentait ce gros trou sans fond au milieu de l'agitation constante du torrent. Pas la moindre ride en surface. Le jeune homme laissa dériver le leurre dans le courant ralenti, sur la pellicule d'eau, puis, après un arraché en toute finesse, recommença à dessiner ses volutes aériennes, séchant bas de ligne et mouche à l'apogée de la première courbe. Les gouttelettes qui s'en échappaient dessinaient dans l'air une constellation lumineuse, saisissant le moindre rayon de soleil tombé par hasard jusqu'au fond de cette gorge secrète. Au cinquième posé, il n'y eut guère plus qu'un imperceptible siphon sur la surface et la mouche disparut. La signature d'une grosse. Instinctivement, une main de Zian se crispa sur la poignée de liège de sa canne, tandis que l'autre bloquait fermement la soie. D'un coup sec, il ferra, sentant à l'autre bout du fil la sourde résistance d'une prise conséquente. Il n'y eut tout d'abord qu'un léger déplacement vers le milieu du courant. Puis un changement radical de cap et, sur la surface, la soie verte qui filait vers la berge. La canne de Zian formait maintenant un arc de cercle dangereux qui l'obligea à donner un peu de mou, mais sans relâcher la tension sur la ligne. L'ardillon de sa mouche étant écrasé, une proie digne de ce nom aurait profité de cette erreur pour recracher l'hameçon. Sous la surface, une lutte à mort s'était engagée. La truite sonda brusquement, entraînant dans son sillage trois bons mètres de Nylon tendu à la limite de la rupture. Zian luttait également. Il lui fallait conserver son équilibre précaire, afin de ne pas rejoindre son adversaire dans ce trou sans fond ! Il tenta de reprendre un peu de soie, mais le poisson lui refusa la politesse d'un coup de nageoire rageur. Se déplaçant latéralement dans le courant, le jeune homme put avaler un peu de fil et infléchir la course de la truite vers la berge et des fonds moins dangereux. La lutte durait depuis plus de dix minutes et, sous la surface, des signes de fatigue commençaient à se faire sentir. Chez Zian aussi, le stress s'installait. Travailler au bout d'un fil de la section d'un cheveu une grosse truite habituée à lutter contre un courant furieux, tout en douceur et sans jamais oublier qu'une perte d'équilibre pouvait transformer une partie de pêche en drame, méritait réflexion sur les motivations d'un tel choix. Beaucoup d'autres auraient voué ce jour de peine à la descente de quelques décilitres pression chez Riton. Quelques minutes encore et le poisson amena son pavillon. La fine canne ployait toujours, mais son arc de cercle ne se resserrait plus par saccades inquiétantes. Zian poursuivit son lent et prudent repli vers la terre ferme. Dessous, la truite semblait vouloir accepter l'inéluctable. Revenu sur le sol sec, le jeune homme attrapa l'épuisette à manche de jokari suspendue dans son dos, la déploya d'un coup de doigt et la laissa pendre au sol, reliée à sa veste par un élastique souple. La canne haute, il avalait maintenant sa soie sans à-coups, jusqu'à ce que la silhouette de sa proie se dessine sous la surface. Il baissa un peu son fouet en reprenant encore du fil, en douceur, puis saisit sa raquette et s'accroupit au ras de l'eau, tenant sa canne le plus haut possible, à bout de bras, pour guider la truite jusqu'au filet. Zian mouilla sa main puis la fit glisser le long de ce corps ferme, taillé pour chasser dans la rivière. Jamais, de toute sa jeune vie, il n'avait sorti une truite de cette taille, même en lac. Et jamais il n'aurait pensé en voir une dans un petit trou d'eau perdu au milieu d'un tel torrent, sans aucune perspective de changer de poste de chasse.
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