Le coup du matin

 

 

  En ce mois de juin torride, alors que nous étions venus  nous tremper au dessus de seuil  de Francalmont, cette marche en béton qui barrait la rivière en créant une petite retenue propice à la baignade, nous avions vu, ébahis, arriver en fin d’après midi, un grand vieux paysan sec et moustachu, botté et tout de gris vêtu, armé d’une longue gaule  et d’une courte ligne avec une plombée et un gros ver , qui entreprit de traverser lentement  la rivière sur le seuil avec de l’eau aux chevilles en posant sa ligne dans les remous du pied du barrage , sondant chaque

                                                      

pierre …pour prendre en quelques minutes 5  belles truites …..…Arrivé à la brèche près de l’autre rive dans laquelle s’engouffrait l’eau en un puissant courant infranchissable de 2m de large, il fit demi tour après avoir enroulé sa ligne, et s’en retourna comme il était venu….partie de pêche manifestement terminée, avec sa .grande  "charmotte" en osier qui lui battait le flanc garnie de ses 5 fario qui  avaient paru énormes à mes yeux de gamin de 12 ans pourtant déjà habitués aux poissons du Breuchin qui ne rechignaient pas trop à se piquer à nos cuillères !!…

Les commentaires allèrent bon train entre mes trois cousins et moi, assis dans l’herbe à la pointe de cette étroite presqu’île  entre la rivière et le profond canal d’irrigation de 2m de large  qui s’en détachait et que nous franchissions en escaladant le châssis en bois de la grosse vanne qui en commandait le débit par son  jeu en guillotine grâce à une crémaillère pleine de graisse noire qui faisait le désespoir de ma mère au retour de nos escapades !

 

                                                            

 

 

Un très gros brochet avait été pris peu de temps auparavant dans ce canal, au vif, par un paysan du coin qui avait même eu les honneurs du journal !

 

La retenue assagissait la rivière qui, sur une longueur de 50m s’élargissait sur une vingtaine de mètres jusqu’à la rive d'en face, boisée, au pied de la colline très abrupte qui en interdisait pratiquement l’accès ! Il y avait , tout près du bord opposé, une toute petite île de quelques mètres carrés jusqu’à laquelle nous conduisaient nos « compétitions de natation »,

 

 

                                                          

 

avec un gros arbre et derrière, dans le talus de la berge, le nid de notre copain le martin pêcheur que nous retrouvions tous les ans , et qui ravissait nos yeux lorsqu’il passait comme un éclair bleu et rouge en nous saluant d’un bruit de crécelle pour se faire reconnaître

                                                                                                                   

                                                                                                          

J’ai appris depuis que ce compagnon à la parure magnifique était une bien piètre ménagère dont le nid creusé dans les berges avait la réputation d’être d’une saleté repoussante, et qu’il était de plus bien mauvais  pêcheur puisque il ne réussissait son coup qu’une seule fois sur 10 plongées au détriment du pauvre vairon qui n’avait pas réagi assez vite !

Il fut décidé pour le lendemain matin aux aurores, d’une expédition quasi "punitive" pour vider  la rivière de toutes ses truites grâce à la complicité des conditions exceptionnellement favorables bien connues  du « coup du matin »  et  pour  apprendre aux paysans du coin qu'ils ne pouvaient  ainsi capturer  « nos poissons » avec une trique et un gros ver, alors qu’ils devaient  manifestement être réservés aux pêcheurs au  lancer, génération de l’avenir dont nous étions les dignes représentants !!On allait voir ce qu’on allait voir !!

Les 15 Km du retour furent avalés par des mollets animés de la rage de vaincre le lendemain, la soirée se poursuivit tard en préparatifs…matériel, casse croûte…..et ce n’est qu’une fois les cannes ficelées au cadre du vélo et les paniers fixés au porte bagage que le vaillants mousquetaires se glissèrent dans les draps pour des rêves agités de combats victorieux contre des bataillons de truites monstrueuses !!…

Lorsque, le réveil sonna , à 5h du matin…….Camille et André, quasi comateux, englués dans les filets de Morphée furent impossibles à tirer du lit…..Seul Gilbert, mon oncle en fait, puisque frère de ma mère  mais à peine plus âgé que moi,partagea avec moi en baillant le petit déjeuner préparé la veille  avant d’enfourcher son vélo……

Il faisait nuit noire, doux,  pour parcourir  les 15 Km  par la route de la forêt bordée d’immenses arbres dont les ramures se rejoignaient 20 mètre plus haut en une voûte de verdure, véritable  cathédrale végétale ……destinée à disparaître quelques dix années plus tard…..car les arbres abattus par la SEITA représentée par le père d’une amie de faculté……..devinrent, me dit-il,…des allumettes.. !!!!

                                                                                                                                    

                                                                                                                             

Après le pont du chemin de fer, c’était le stade   baptisé du nom du maire indéracinable de notre petite ville d’eau (« phlébites, varices, gynécologie, stérilité » disait l’estampille de la poste), devenu deux fois ministre de la santé puis de l’aviation alors que se développait la base militaire, ce qui faisait dire à mes parents que le ministre de la santé avait développé sa ville grâce à la lutte contre la stérilité des "curistes" en installant en tant que ministre de l’aviation  une base militaire…et ce qui les faisait beaucoup rire alors que je me demandais comment une base militaire pouvait amplifier les vertus « fertilisantes » de l’eau de la source « Martin » !!!

 

La descente ensuite, qui allait quelques années plus tard être nivelée lors de la construction d’une retenue pour créer deux petits lacs artificiels en pleine forêt ce qui nécessitait l’abattage des arbres, et dans lesquels nos cuillères étaient alors arrêtées soit par une souche immergée, soit par….. un  des brochetons  dont la race proliférait , mais qui finalement nous revenaient cher vu le nombre de cuillères sacrifiées !!

Puis  nous passions devant le château de Breuches avec sa superbe grille,

                                                             

 

ses tourelles roses à clochetons et son plan d’eau traversé par le rivière  pour  prendre  la route d’Ormoiche à droite avant  le pont sur le  Breuchin  

                                                                

au bord duquel j’avais si souvent attendu mon père  pendant l’occupation, lorsqu’il arrêtait la camionnette  pour traverser à pied le pont détruit par les bombardements et aller chercher dans les fermes du village quelques œufs ou un sac de farine contre de menus services !.

Il fallait traverser  alors Ormoiche  endormie autour de sa mairie à la place fleurie

                                                                  

et poursuivre le long de la rivière dans  la nuit troublée seulement par le hululement de quelque oiseau de nuit                         et le coassement de quelque grenouille  répondant au  grincement de nos pédaliers, le ronron de nos dynamos et la tache  de lumière jaune qui tremblotait devant nous en éclairant chichement la route que nous aurions pu parcourir les yeux fermés !

Après nous être arrêtés à la source toujours en eau qui jaillissait du talus à droite de la route et à laquelle nous remplissions nos gourdes,

                                                                          

 

après les piles en bois vermoulu d’une ancienne passerelle enjambant la rivière, le coin des carpes, nous arrivions à la petite route qui partait vers Hautevelle en face du virage de la rivière où j’avais sorti un jour, sous le regard furibard d’un pêcheur « au bouchon » bredouille installé la toute la journée, une truite de 500g d’un seul coup de lancer…en passant !!!

Quelques centaines de mètres encore et c’était la.. ! Les vélos cachés dans les buissons, une cinquantaine de mètres à parcourir sur l’étroit sentier puis l’écluse du canal franchie acrobatiquement…nous étions à pied d’œuvre alors que le jour pointait à peine en dissipant lentement la brume qui recouvrait la rivière d’un manteau humide qui nous faisait frissonner !

Le petit îlot d’en face n’était même pas encore visible , notre copain le martin pêcheur devait dormir  alors que quelques « plouf » à la surface de la retenue signalaient le réveil de quelques rats musqués. . et, assis sur les galets de la petite anse juste à l’aval du barrage, nous commencions à déballer le matériel quand Gilbert me dit « je vais faire du feu »…..le petit bois n’était pas difficile à trouver, le plus gros non plus, et un grand feu crépita  bientôt en illuminant   la surface de l’eau !  La chaleur qui nous envahissait nous incita à casser une petite croûte avant l’effort……. en prévision duquel un instant de repos, histoire de digérer les 15 Km parcourus et les sandwiches engloutis d’une traite, nous parut bien légitime.. !

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 C’est une sensation de brûlure sur la joue et  une caresse humide et rugueuse sur la jambe qui me firent ouvrir les yeux à ....11h, en face d’une vache étonnée de mon sursaut alors qu’elle me léchait consciencieusement le mollet,  et ébloui par le soleil déjà haut dans le ciel qui s’était attardé sur mon visage pour gratifier ma joue d’une rougeur présageant de l éclosion future d’une  cloque inévitable !! Tout le troupeau nous entourait de sa nonchalance, interloqué de voir occupée par ces intrus la plage où il avait l'habitude de venir se désaltérer!!

 

                                                                    

                             

 Les oiseaux faisaient un raffut du diable, Gilbert ronflait du sommeil du juste et émergea, alors que je le secouais,  pour faire un tour d’horizon, me regarder d’un ait goguenard et éclater de rire en s’esclaffant, ses yeux moqueurs réduits à deux fentes tant il plissait son visage « ben, toi, quand tu fais un  un coup du matin….. faudra pas le dire à ta mère » ….ce qui en clair signifiait qu’il se réservait la primeur de  lui raconter lui-même  l’épopée …..comme s'il n'était pas concerné, en me donnant le rôle du couillon face à lui, simple témoin….bien sûr…ce qu'il réussissait si bien qu’il avait toujours les rieurs de son côté…et je n’étais pas le dernier… !.

Le retour fut joyeux,  la bredouille rapportée  à un tas de facteurs défavorables, phases de la lune, niveau de l’eau…..température…, arguments auxquels les deux cousins démissionnaires honteux firent semblant de croire alors que le petit sourire en coin que me lança ma mère   en tordant la bouche d’une façon qui m’en disait long me confirma tôt dans la journée que Gilbert avait déjà…sévi….. !!!

.L’histoire grâce  à lui fit en un clin d’oeil le tour de la ville et mon « coup du matin » devint le sujet de plaisanterie univoque de tous les commerçants chez lesquels je ne pouvais acheter pain, fruits, charcuterie, fromage…sans qu’ils me demandent, goguenards…. « c’est pour le casse croûte du prochain coup du matin??…tu n’as pas oublié les allumettes » ???

 

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                                                                   Souvenir, souvenirs….que ne donnerais-je pour revivre pareille bredouille ??