Jeannette HAIEN : La pêche au saumon

 

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Il jeta un coup d'oeil sur sa montre. Cinq heures quarante-trois. La pluie faiblissait un peu...

Sans vraiment s'en rendre compte, il était passé à l'acte : il avait quitté l'arbre pour prendre position à mi-chemin entre le goulot de l'anse et le début de la courbe qui en délimitait le fond. Pour tout dire, et au risque de se répéter, devant la comparaison entre les aléas d'un lancer honnête et cette folie avec la Connemara Black, il était prêt à renoncer. Mais à ce moment-là, poussé par une force qui le dépassait, il avait lancé. Il y avait été obligé, c'est ça, forcé, impossible de s'y soustraire. Un véritable devoir sacré ! Et il fallait bien admettre qu'il n'avait pas tout donné dans ce lancer ; il s'était contenté de lever sa canne et de laisser filer sa ligne, sans plus. Et comme on pouvait s'y attendre, ça avait été un lancer médiocre. Pourtant – ah les mystères de la pêche … -pour un lancer aussi mauvais, la présentation était parfaite, la soie s'était déroulée magnifiquement et la Connemara Black s'était posée à la surface de l'eau avec une délicatesse et un naturel … impossible de rêver mieux.


Et aussitôt – oui, tout de suite – le poisson avait fait un bond hors de l'eau. Engourdi comme il l'était, ça lui avait fait l'effet d'une gifle, de quoi vous donner une crise cardiaque ! Et par une sorte de réflexe du poignet, c'est toujours le poignet qui vous trahit dans ces cas-là, il avait relevé sa canne d'un coup sec mais, Dieu soit loué, sa ligne avait assez de mou pour que le geste soit sans effet sur l'immobilité de la Connemara Black à la surface de l'eau.

Et alors, doucement, doucement à en mourir, avait commencé le jeu de ramener. Quand l'animal avait fini par se décider, il n'avait pas mordu franchement, avec enthousiasme. Pas du tout. Il avait pris par en dessous, comme à la sauvette, après avoir donné un petit coup de nez sur la mouche. Mais il avait mordu, ça il en était sûr : dans un premier mouvement de panique, la bête avait fait un tour complet sur elle-même, il en avait le remous à la surface de l'eau en même temps qu'il avait eu la sensation que sa canne devenait plus épaisse entre ses mains.

Rester attentif au détail de cette sensation, surtout ne pas se précipiter : laisser à l'animal le temps d'amorcer sa fuite – ça prendrait environ huit mètres de soie – avant de le ferrer, c'est-à-dire d'accomplir ce double geste rapide et précis du poignet qui lance la canne vers le ciel pour tendre la ligne pendant que l'autre main enclenche le frein du moulinet, geste par lequel il réussirait – maintenant ou jamais – à fixer l'hameçon dans la mâchoire du saumon furieux. « Bien sûr. Bien sûr, mon vieux ! « hurla-t-il impatiemment au Gallois aux grosses bajoues, pour réussir ça il aurait fallu une mouche à saumon, et surtout pas une Connemara Black numéro 12 avec son ardillon minuscule spécialement étudié pour la bouche délicate d'une truite de mer ! Il avait donc fallu ne plus penser à la Connemara Black et continuer comme si de rien n'était. Et, pour régler son compte au Gallois : « Je n'avais pas le choix. »

Il fallait comprendre que le théâtre des opérations présentait une difficulté supplémentaire : si le lit de la rivière et ses ressources pour un saumon n'avaient plus aucun secret pour lui, il n'avait en revanche aucune idée, non vraiment, pas la moindre, de la nature du terrain au fond de l'anse, souches, branches, rochers aux arêtes tranchantes, lits d'ajoncs … bref, de tout ce qui était susceptible d'offrir un abri naturel à un poisson dans ces eaux tourmentées et boueuses pour lui permettre d'entortiller la soie, de la casser et de se sauver. C'est d'ailleurs ce qui avait rendu particulièrement délicat le contrôle de la bête …

« Ca vous a pris combien de temps ? Demanda une des Américains. -

Un peu plus de trente-cinq minutes. »

Et … jusqu'aux dernières secondes, pour garder le contrôle de la bête, il avait dû tenir sa canne exceptionnellement haut au-dessus de sa tête, position d'autant plus mauvaise pour un bon maniement du moulinet que le monstre était spécialement pugnace ( d'une force diabolique, il avait bien failli briser la canne à deux reprises).

Alors, se servir du frein avec les doigts engourdis et les bras à moitié déboîtés, ça avait été quelque chose ! Il montra sa langue à Thomas : « Elle est à vif, non ? Mordue de partout ? » car Thomas savait que quand il ramenait un poisson, c'était un « mordeur ».

Tout près de la fin il avait eu un moment d'angoisse : l'animal avait soudain cessé de lutter … Il s'était assagi, laissant du mou dans la ligne et la canne s'était redressée, pas complètement, mon Dieu non, pas à ce point-la quand même ! Mais de quoi vous couper le souffle, le temps de sentir à nouveau une tension sur la ligne.

Non, pas les violentes saccades du début, mais une tension, comme un poids... .................................