Jubilation
Il était tard. Le crépuscule avançait
inexorablement, allongeant les ombres jusqu'à leur disparition. Cette soirée
de Juin sentait fort les effluves d'un printemps chaud et moite. Le vent s'était
tu progressivement jusqu'à n'exister que dans une très légère brise caressante
et suave. Quelques merles s'agitaient encore avant que de rejoindre le nid.
Il était là, immobile, imprégné de cette atmosphère si familière et vitale.
Rien ne lui échappait de l'activité alentour. Là, ce rat grattant la berge,
ici, le dernier passage du cincle plongeur accompagné de ce chant si particulier…
Il l'observait, et ce depuis un bon moment maintenant. Les minutes étaient des
heures et le temps suspendu en apesanteur, semblait ne plus avoir d'emprise
sur lui. Il était caillou, arbre, insecte, eau… C'était la symbiose parfaite.
Il l'avait repérée depuis plusieurs jours et la sentir là tout près,
le rendait fou. Cette truite magnifique ne sortait que le soir, à bord de nuit,
et avait sans doute déjoué un certain nombre de traquenards pour survivre jusqu'à
ce jour. Il ne manquait aucun de ses mouvements. Ce petit écart sur la droite
pour venir prendre cette éphémère, ce petit soubresaut pour cueillir ce chironome
imprudent.
Cette hypnose dura encore un peu puis délicatement il sortit ce petit
voilier en plume de canard et le fixa à son bas de ligne. Si la mouche est bien
présentée, elle succombera, c'est sûr. Premier lancé, le leurre alla se poser
un bon mètre en amont du poisson mais dans la bonne veine. L'imitation dérivait
lentement et tant la distance la séparant du salmonidé diminuait, tant augmentait
la vitesse de ses palpitations. Puis majestueusement elle s'approcha de la surface,
lentement, et se saisissant de la mouche d'un gobage lascif, elle replongea
vers son poste.
La ligne se tendit sous la double action
des deux mains. La main droite leva la canne pointée vers le ciel étoilé tandis
que la gauche, en s 'écartant du corps, tira sur la soie pour établir le contact.
Celui-ci fut violent et elle entreprit un rush immédiat vers l'amont. Le moulinet
sifflait ce qu'il pouvait. Puis elle fit demi-tour si brusquement qu'il faillit
être surpris. Elle revenait vers lui donnant des coups de tête acharnés pour
tenter de se libérer. Rien à faire. La canne arque boutée faisait admirablement
son travail et usait déjà la truite qui commençait à donner des signes de fatigue.
La lutte touchait à sa fin et dans un dernier effort, elle tenta une dernière
bordée qu'il contra facilement. Il leva la canne pour la faire glisser jusqu'à
lui et prit dans sa main ce poisson exceptionnel. Il ôta rapidement l'hameçon
pour la contempler.
Quelle robe magnifique ! Quelle douceur au toucher ! Il n'en finissait
pas de profiter de cet instant. Il commença cependant à la ranimer en caressant
son ventre blanc et lorsqu'il la sentit de nouveau vive et alerte, il déposa
un baiser sur sa tête et la relâcha sans regrets aucuns.
Quel plaisir avait-il pris ! Déjà il songeait à la prochaine fois… Ce
poisson se laisserait-il reprendre ? Rien n'était moins sûr. Toute ressemblance
avec des personnages existants ou ayant existé n'est ni fortuite, ni involontaire.
Le
troubadour
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