Massé: Lam la truite

 

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Caralbe avait toujours découragé Fraï. Il le savait inaccessible . Il devinait les truites de Caralbe. Une haine le tenait contre ce gibier invulnérable, le seul qui lui résistât. Il était venu spécialement pour s'y mesurer. Il avait tout prévu pour vaincre. La carabine fut prête. Alors, Fraï dit à Bicou-: "Cherchons des sauterelles!" et ils entrèrent dans les herbes mouillées de rosée.Ils traînaient les pieds et des sauterelles giclaient devant eux comme des éclaboussures. Les deux gitans les cueillaient d'un geste sec, C'étaient des sauterelles vertes, aux cuisses renflées d'athlète Ils leur pinçaient la tête, l'écrasaient et jetaient les victimes dans leurs casquettes.

Bientôt Fraï laissa Bicou continuer seul la chasse. Fraï arma la carabine et la mit en bandoulière. Bicou revenait avec ses casquettes. Alors Fraï fit approcher Bicou et reprit posément les instructions qu'il lui avait données en chemin. Il monterait au-dessus de la chute.. là, il jetterait une sauterelle au milieu du courant. Il compterait jusqu'à dix, sans se presser.Il jetterait la seconde sauterelle. Il compterait de nouveau jusqu'à dix : un... deux... trois... Il jetterait la troisième sauterelle. Et ainsi, sans se presser, jusqu'à la dernière, jusqu'à ce que la casquette soit vide.

Il s'avança en rampant parmi des ronces qui le griffaient. Il écarta délicatement le feuillage et regarda. Il dominait la sortie de Caralbe et ses yeux errèrent d'abord sur l'étendue courroucée.
Soudain, il eut un coup au coeur. Là, entre les deux plus gros courants, il venait de voir Bécard. Maintenant, il ne voyait que lui, son dos souple et plein luttant doucement, sa caudale ample comme une main, sa mâchoire hargneuse. I1 pensa : cinq livres, et pensa juste. Il fit passer le canon de la carabine entre les feuilles. L' æil de la carabine se substitua au sien. Il allongea les jambes avec une lenteur de blessé, appuya la crosse contre sa joue...

Bécard vivait à Caralbe depuis trois ans. Au retour de sa dernière remonte aux sources d'Asglai, il s'y était fixé et s'était imposé à sa population querelleuse. Bécard se tenait à son poste tout le jour. Ludion farouche, il s'y maintenait, à mi-chemin de la surface et du fond, montait ou descendait avec puissance sur 1e passage des proies.

Fraï fixait sur ses mouvements des yeux barbares. Là où il se trouvait, Bécard était à peu près invulnérable; il fallait le tirer en eaux minces ou hors de l'eau. Fraï attendait. Ses yeux seuls vivaient pour consulter l'amont immédiat, car, plus loin, le noir et l'écume lui voilaient les détails.

Soudain, la première sauterelle jaillit de I'ombre à la clarté, toute blanchie. Fraï colla son æil à la carabine. La sauterelle tournoya, fila d'un trait à l'ombre des rocs;
la deuxième suivit le même chemin.
La troisième sembla plus décidée, puis dériva vers la gauche où elle provoqua un remous; une truite que Fraï ne pouvait voir la happait...
Caralbe déjouait le calcul de Fraï : les sauterelles ne se suivaient pas au rythme prévu. Le gitan les comptait machinalement. A la quinzième, une grosse goutte de sueur tomba sur sa main.
La vingtième vint rôder en zone calme, à cinq mètres de Bécard. Elle était sans vie. Bécard l'eût aperçue si elle eût seulement remué une patte. Vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq s'égaillèrent obscurément...
La trentième sauterelle arriva en cahotant. Fraï la vit gesticuler. Un remous la fit virer et, lui brutalisant les ailes, lui prêta une seconde de vie éclatante

Bécard monta. Il ne monta pas comme d'habitude, en éclair, vers cette proie malhabile, mais puissamment, d'un élan exact qui lui mit, sur le passage de la sauterelle, la
tête à fleur d'eau. Fraï tira. Il y eut une triple rencontre. Bécard, au terme de son premier élan, fit un deuxième bond au-dessus de l'eau et retomba à plat. Une petite fumée bleue s'échappait du canon de la carabine.

Alors, le gitan empoigna la corde et se laissa glisser dans le défilé. il était pâle et il tremblait. De l'eau glacée au ventre, il se pencha entre deux roches où l'eau fusait et y tendit un filet si fin qu'il l'avait tenu dans sa main fermée.

Cependant, Bécard tournait en ronds fous près de la surface. Il luttait sauvagement contre la douleur et contre la mort. Il s'enfonçait, butait les fonds, montait aveuglément, s'acharnait à vaincre la souffrance.

Soudain, démonté, vidé de son énergie et de son équilibre, il flotta, le ventre en l'air. I1 suivit docilement le courant; il mit une blancheur livide à l'entrée du défilé.

Lorsqu'il donna dans la nappe tendue, il eut une molle révolte, puis il s'abandonna... Fraï s'était penché. Il fermait fébrilement le filet sur Bécard.

La joie et la haine se disputaient l'expression de son visage... Quant il fut sur la plate-forme, le gitan examina Bécard. Il était touché aux dernières vertèbres, près de la tête.

Il bâillait, et ses yeux étaient encore vivants.

Frai se pencha une dernière fois sur Caralbe. L'agonie de Bécard y avait provoqué une fuite générale.

Le gitan regarda l'eau avec dureté. Une sauterelle y passa, vibra d'un zèle inutile. Alors, Fraï pensa à Bicou qui comptait toujours, à l'amont de Caralbe, et, sur son visage, la douceur effaça la haine...