Massé: Lam la truite
**************** Caralbe avait toujours découragé Fraï. Il le savait inaccessible . Il devinait les truites de Caralbe. Une haine le tenait contre ce gibier invulnérable, le seul qui lui résistât. Il était venu spécialement pour s'y mesurer. Il avait tout prévu pour vaincre. La carabine fut prête. Alors, Fraï dit à Bicou-: "Cherchons des sauterelles!" et ils entrèrent dans les herbes mouillées de rosée.Ils traînaient les pieds et des sauterelles giclaient devant eux comme des éclaboussures. Les deux gitans les cueillaient d'un geste sec, C'étaient des sauterelles vertes, aux cuisses renflées d'athlète Ils leur pinçaient la tête, l'écrasaient et jetaient les victimes dans leurs casquettes. Bientôt Fraï laissa Bicou continuer seul la chasse. Fraï arma la carabine et la mit en bandoulière. Bicou revenait avec ses casquettes. Alors Fraï fit approcher Bicou et reprit posément les instructions qu'il lui avait données en chemin. Il monterait au-dessus de la chute.. là, il jetterait une sauterelle au milieu du courant. Il compterait jusqu'à dix, sans se presser.Il jetterait la seconde sauterelle. Il compterait de nouveau jusqu'à dix : un... deux... trois... Il jetterait la troisième sauterelle. Et ainsi, sans se presser, jusqu'à la dernière, jusqu'à ce que la casquette soit vide.
Il s'avança en rampant parmi des ronces qui le griffaient. Il écarta délicatement
le feuillage et regarda. Il dominait la sortie de Caralbe et ses yeux errèrent
d'abord sur l'étendue courroucée. Bécard vivait à Caralbe depuis trois ans. Au retour de sa dernière remonte aux sources d'Asglai, il s'y était fixé et s'était imposé à sa population querelleuse. Bécard se tenait à son poste tout le jour. Ludion farouche, il s'y maintenait, à mi-chemin de la surface et du fond, montait ou descendait avec puissance sur 1e passage des proies. Fraï fixait sur ses mouvements des yeux barbares. Là où il se trouvait, Bécard était à peu près invulnérable; il fallait le tirer en eaux minces ou hors de l'eau. Fraï attendait. Ses yeux seuls vivaient pour consulter l'amont immédiat, car, plus loin, le noir et l'écume lui voilaient les détails. Soudain,
la première sauterelle jaillit de I'ombre à la clarté, toute blanchie. Fraï
colla son æil à la carabine. La sauterelle tournoya, fila d'un trait à l'ombre
des rocs; Bécard
monta. Il ne monta pas comme d'habitude, en éclair, vers cette proie malhabile,
mais puissamment, d'un élan exact qui lui mit, sur le passage de la sauterelle,
la Alors, le gitan empoigna la corde et se laissa glisser dans le défilé. il était pâle et il tremblait. De l'eau glacée au ventre, il se pencha entre deux roches où l'eau fusait et y tendit un filet si fin qu'il l'avait tenu dans sa main fermée. Cependant,
Bécard tournait en ronds fous près de la surface. Il luttait sauvagement contre
la douleur et contre la mort. Il s'enfonçait, butait les fonds, montait aveuglément,
s'acharnait à vaincre la souffrance. Le gitan regarda l'eau avec dureté. Une sauterelle y passa, vibra d'un zèle inutile. Alors, Fraï pensa à Bicou qui comptait toujours, à l'amont de Caralbe, et, sur son visage, la douceur effaça la haine... |