Jean-christian Michel: petit dictionnaire philosophique du pêcheur de truites en pédalo

 

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J'ai mené le combat d'une vie il a plus de dix anx au petit matin d'un mois de juillet. Il n'était pas encore sept heures. L'eau claire et puissante taillait sa route d'ombre entre les pierres comme un diamant.

La bête devait se tenir en plein milieu, posée sur les galets, émerveillée par le retrait de l'ombre et les premières raies de soleil qui tombaient du haut des gorges comme un rideau transparent. Je pense que mon hameçon lui est arrivé droit dans la gueule car au ferrage, elle a à peine bougé. Juste deux coups de tête, un écart de même pas un mètre et elle s'est replacée toujours collée au fond.

Pour lancer je m'étais cramponné à une faille sous laquelle le courant venait frapper en sortie de fosse .. . Faire l'arapède avec un sous-marin accroché au bout du fil n'est pas des plus commodes. Il fallait impérativement redescendre mais l'animal ne bougeait pas . Je bridais en limite de rupture depuis cinq minutes, les pieds calés dans une brèche pas plus large que la main et le poisson ne voulait rien savoir. S'il n'avait pas bougé au commencement j'aurai sérieusement cru tenir le fond de la rivière. L'animal collait à l'amont comme un aimant. Pas moyen de le faire reculer. Je serrai d'un cran le frein du moulinet … Puis encore un autre … Et rien ne bougeait.

Heureusement le dernier cran fut le bon. Centimètre par centimètre la bête commença à reculer. Le courant jouait pour moi. Je tenais le poisson d'une vie. L'animal était presque en queue de fosse quand il s'affola, décrivant subitement des huit avant de me passer devant et de se retourner pour dévaler plein pot sous le courant immense où la lumière du matin tendait face au regard une chape métallique. La canne saluait et le frein du moulinet ronflait comme un chat en colère, libérant des brasses de ficelle qui curieusement avait l'air de vouloir tenir bon. Je gagnais le libre où le poisson tenait toujours le fond mais par chance le courant était bien moins soutenu. Je savais que c'était presque gagné ; là, avec le temps je l'aurais. Il fallait seulement être patient.

Encore cinq ou dix minutes immobile à sa verticale à tirer comme un sourd... Et … Je vois une ombre ! Coup de reins, nouvelle traction déraisonnable, la masse décolle légèrement … Mon cœur s'arrête : sûr que la bête fait plus d'un mètre. Ce n'est pas possible … Vingt minutes de bras de fer presque immobile. Ce n'est pas possible … Un mètre … Vous rendez-vous compte ? Presque à l'aplomb de ma canne, le poisson décolle à nouveau du fond. J'ai la berlue. Il est immense ! Un mètre, sûr ! Peut-être un mètre dix ou un mètre vingt … Ce n'est pas possible pour une truite … Et par chance c'est pour moi !

C'est beau quand même la pêche. Notez que si quelqu'un d'autre avait réussi à sortir cette bête je l'aurais félicité sans jalousie … Mais aujourd'hui, c'est tout pour moi alors … Champagne ! Au fait, j'oubliais, combien pèse-t-elle ? Elle est incroyablement longue mais plutôt élancée. Elle ressemble à ces truites faméliques de début de saison … Un mètre dix … Même si elle est maigre comme un clou, elle fait ses huit ou neuf kilos … Et je suis modeste. Je pensais à Zane Grey cramponné à Old Humpty et à ses histoires d'espadons. Il serait fier de voir sa descendance …

Mais d'un coup il m'a semblé que le corps du poisson se divisait. Bigre ! Soudain le voilà deux fois moins long que large ! Oula … Bobo la tête … Non ! Ce ne sont que les facéties de la surface de l'eau et ses jeux de miroirs déformants … Ouf ! Elle a repris son apparence à un mètre vingt... Je ne bois, je ne fume pas et ne me suis jamais drogué – même si parfois je le regrette – mais cette bête à géométrie variable commençait à me fatiguer sérieusement les muscles et l'imagination … mais je ne lâchais rien. Dans ces moments on n'a pas le droit de douter … et pourtant j'airais dû car au moment où la bête est devenue enfin visible, les bras me sont tombés et j'ai eu ces mots d'enfant : Ah non … ! Ce n'est pas ça que je veux …

 

Damned ! Barbus vulgaris ! Une demi-heure accroché à un barbeau ...

 

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lMax m'a harponné au détour d'un radier, je n'ai pas pu lui échapper : - Ah, je suis content de te voir, faut que je t'en raconte une : j'en ai secoué des grosses truites, mais celle-là, c'était vraiment une terrible ! Elle vait dû en redresser du Tiemco avant de tomber sur moi ! - ..

.Le coup était infaisable, et ça, ça m'intéresse. La vicelarde avait le gîteet le couvert dans un maquis de saules. Elle se gavait comme un conseiller municipal. Je n'ai pas pu la pêcher pendant une bonne semaine. Elle venait sur ma nymphe comme une folle, elle la poussait du bout du nez, mais elle ne pouvait pas engamer, rapport à ce thymalus qn'elle se trimballait en moustaches. J'ai dû prendre mon mal en patience...

Et puis un jour, son cigare à nageoire a enfin disparu et j'ai pu lui sortir le grand jeu. Mon revers double boucle piquée avec un posé salto arrière.Si le salto est réussi,la nymphe coule droit en battant des pattes. Une tuerie... Mais ce n'est pas facile à faire.

- Donc, celle-là, elle me résiste... Mais le temps presse.Il était quatorze heures J'avais beau dérouler ma soie comme un marsupilami, mais, ouba, au dernier moment, elle sortait les aérofreins et me faisait le coup du mépris.

Au bout d'une heure j'en ai eu assez et je lui ai fait le p'tit truc maison. . . Max me fait un clin d'æil et à voix basse : Tu connais The Clash ?

-Vaguement...

-Je lui ai secoué la nymphe devant le nez sur le rythme de London Calling. Elle n'avait jamais vu ça la pauvrette ! On aurait dit un caniche ! Bouche ouverte,bouche ouverte nom de dieu ! Hypnotisée !Tétanisée ! Des fois je me dégoûte.,. Seulement, je me demandais encore comment luifermer sa gueule...

- Et moi donc,..

-... Sans quoi le ferrage risquait de ne pas être optimal. Et là, c'est allé très vite, écoute bien : je fais bip, la truite fait meuh, pan, elle est au bout !

- Par chance, je suis un cador, mais je te l'affrrme, n'importe qui aurait cassé au ferrage §ur un coup comme ça ! -Tu sais quoi ? Elle me sort une chandelle sans élan, un truc de malade ! Mais, je connais la musique' J'avais monté mon dix centième spécial grosses' En trois mouvements :" tournez manèges"! Ellesavait plus où elle habitait, la pauvre bête! Enfin elle retrouve l'équilibre: tziii"' ! Elle part se griser l'adipeuse plein aval, tziiii... Cent mètres de backing dans le vent. J'ai du la matraquer façon gardien de la paix durant quarante-cinq minutes nour la faire remonter. Et bien crois-le ou non, à la fin, j'avais 1e bras en compote.

- cela n'arrive qu'à toi des coups cormme ça ! Elle faisait combien cette truite ?

- Un peu plus de soixante-quatorze...

 

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.......................Ce fut un chevesne qui s'en saisit presque en surface, comme pour lui indiquer qu'il pêchait trop haut... Le chevesne qui se'couait la tête en essayant d'éjecter la nymphe à laquelle il s'était piqué tout seul n'avait pas encore compris que c'était lui qui était devenu l'appât...

C'est alors qu'une scène époustouflante se produisit. Les zébrures de la truite cachaient en fait un tigre qui s'élança entre les rochers pour saisir le chevesne changé en vif en laisse ; tournant sa tête massive et triangu-laire à droite, à gauche pour essayer d'avaler sa proie par l'avant. Le cyprinidé ne dut son salut qu'à un herbier que les coups de bec de la fario patibulaire ne parvinrent pas à contourner. Le bécard était trois fois plus long que le chevesne.Il attendit quelques secondes à quatre ou cinq mètres, sans se soucier du pêcheur gui en croyait à peine ses yeux. Puis la grande truite inclina la tête comme à regret, pour être bien certaine que sa proie n'était plus là. Quand elle eut regagné ses pénates,le pêcheur remonta le vif -malgré- lui-... et se gratta le menton.
Ce n'était pas possible. . . le chevesne faisait bien trente centimètres. .. la fario ne pouvait quand même pas être trois fois plus longue ! Il réalisa quatre ou cinq passages avec cette pointe rebelle, mais la truite comprit et se plaqua sur le fond. Alors il s'arrêta de pêcher. Sa présenta-tion était un véritable épouvantail et il ne se sentait pas capable de changer son angle de lancer,.. Il n'était pas en confiance, Le choix lui apparut ainsi: soit faire fuir le poisson, soit conserver quelques chances de le faire mordre mais presque aucune d'en venir à bout. Il aurait pu attendre toute la saison que la truite devienne attaquable sous un angle permettant l'emploi d'un gros diamètre. Mais il savait qu'il ne la reverrait pas ailleurs car la végétation allait envahir le cours d'eau en quelques semaines...

Alors il refit patiemment sa pointe avec le nylon le plus fin en sachant pertinemment qu'il nouait sa propre perte. Il passa cinq minutes à refaire ses næuds, à tout inspecter. Puis il se remit en pêche. En quelques lancers la dérive fut réglée.Il pêchait bien.Il n'y avait plus qu'à attendre que la fario veuille bien baisser la garde. Ce fut chose faite dans la demi-heure. La grosse truite avait crocheté pour écarter une concurrente ou chasser un chevesne.

Juste avant de regagner son poste, une petite nymphe lui passa à hauteur de mâchoire et elle la croqua. Le pêcheur comprit que c'était pour lui : il ferra.... Et rien ne se passa
La truite
ne bronchait pas et l'homme ne comprenait rien. Les bras lui tombèrent du corps. Qu'est-ce que c'est que ce poisson ! L'animal ne secouia pas la tête.Incrédule,le pêcheur regardait sa canne cintrée et immobile. Il pensa ta nymphe coincée entre les galets... mais c'était bien la truite, inerte, qui maintenait en tension le fil, la canne et l,homme sans être effrayée le moins du monde. C'étaitune truite venue d'une planète où les poissons n'ont peur de personne. Il ne savait pas que faire : tu vas oir qu'elle va sortir de I'eau pour me flanquer un coup de caudale sur la gueule !

Fnfin,lassée de ce jeu stupide, elle obliqua stoiquement vers la berge opposée en entraînant l'avant-bras du pêcheur sans une secousse, un peu comme un ami qui vous entraîne par la main. Le pêcheur ne put retenir un « quelle conne cette truite, elle ne s'est même pas aperçue que je l'ai ferrée!»
. Les deux êtres étaient reliés dans un prélude étrange. peut-être se connaissaient-ils déjà pour s'être rencontrés en rêve ou dans une vie antérieure, mais tous deux restaient indécis sur la suite des événements.Ils savaient pertinemment où ils allaient devoir en venir mais ils se touchaient par fil interposé, comme si la paix était possible. À quoi bon cette anamnèse puisque,la guéguerre des hommes et des poissons est éternelle !


I-a truite regagna le fond sans un coup de rein et disparut à son regard. Alors, il comprit que c'en était fini de cette valse irréelle et qu'il n'était pas près de la revoir. Maintenant il fallait assumer son choix - suicidaire -, il pensa à sa pointe arachnéenne, à tous les obstacles qu'il allait devoir contourner : les blocs, la souche, les branches mortes et les ronciers... C,était perdu d'avance. Mais maintenant, il fallait être à la hauteur de la rencontre ! cette truite, il la pêcherait avec son âme et son corps tout entier. peut-être que cela peut remplacer une pointe en seize centièmes... Au pays des merveilles, peut-être... ! Il bascula de l'autre côté du miroir.

L'eau glacée le saisit aux épaules.Il ne voyait plus rien que la poignée de sa canne et ses bras levés en guise d'æillères et l'eau qui refluait autour de lui.Il traversa la rivière sans perdre pied mais une fois contre la berge abrupte il comprit que c'était trop tard, la truite semblait proche de ce qu'elle cherchait. Le loop au-dessus de sa tête ne libérait plus la soie que centimètre par centimètre. Il sentit qu'une branche frottait contre son bas de ligne, il poussait comme un damné pour s'extraire du courant et franchir les derniers mètres qui le séparaient de l'obstacle mais le corps de la rivière s'opposait à lui. Il se sentit aussi faible qu'un insecte englué entre deux mondes. Lui, si rapide sur la berge lorsqu'il s'agissait d'anticiper les réactions du pois-son et de le désorienter, venait de se faire fixer dès les premières minutes du combat... La truite allait jouer de lui comme d'un cerf-volant.

Il prit le bouillon une première fois, Il se cramponna aux arbustes et parvint à hauteur de la souche. Il avait de l'eau sous le menton, il ne voyait rien. Il passa la canne waisemblablement au-dessus de l'obstacle puisque la truite recourba le fleuret de carbone et redescendit lentement où il l'avait ferrée. Première victoire : la souche évitée ! Mais retour au point de départ. Il fallait sortir de l'eau et reprendre I'initiative, mais il n'y parvenait pas. Il se laissa emporter par le courant à sa suite. Loin vers l'aval, il y avait une berge creuse avec un enchevêtrement de racines... Il ne voulait pas lâcher le bécard d'une semelle.Il l'avait sorti de la souche et il le sortirait de tous les obstacles, avec les dents s'il Ie faut ! Pourvu que ce maudit fil à coudre veuille bien tenir encore un peu...

- Tu pouras aller au diable, j'irai aussi !

La truite sembla l'entendre. Toujours collée au fond, elle remonta en pas-sant à quelques mètres de lui, comme pour I'entraîner. La canne salua ce passéo aval-amont avec une certaine incrédulité. De mémoire de GLX, elle n'a jamais vu une truite emporter son pêcheur. Maintenant, il fallait encore remonter à contre-courant cette maudite digue, de l'eau jusqu'au torse.

L'animal se stabilisa. Les premières spires du bas de ligne regagnèrent le moulinet. Deuxième victoire ! Le pêcheur fut pris d'un espoir fou.Il décrocha l'épuisette et pensa que la truite allait se mettre à nager face au courant, juste devant lui, contre la berge, et qu'il pourrait, peut-être, la pocher par l'arrière sur un coup de poker... tu parles ! L'animal tenait le fond comme une enclume ! - Allez !Allez ! Monte ! Dit-il en espérant qu'elle vienne se mêler aux remous de la surface. Encore une fois, la truite comprit son injonction, mais de travers: pour monter, ça, elle monta ! Elle démarra résolument vers l'amont en emportant bas de ligne, soie et backing dans un déroulement vexant qui le laissa sur place. Il fut pris d'une rage folle. -Allez ! Allez ! suis la, tu vas l'avoir ! Tu ne peux pas la perdre ! se dit-il, comme un boxeur à moitié sonné qui tente de revenir dans son combat. Et il continua la lutte contre cette eau glacée qui semblait vouloir l'ensevelir.

Il avançait, se cassa encore une fois la figure et enroula peu à peu cette soie étendue dans le courant cormme une corde à linge. La truite semblait remontée vers le commencement du monde. Le pêcheur ne s'était jamais à ce point fait embarquer vers l'amont. cela avait quelque chose d'irréel. Il se battait contre la rivière. pour la première fois de sa vie, elle lui apparut comme un ennemi. Elle le repoussait. Les coups d'épaules qu,e[e donnait contre son torse avaient quelque chose de maléfique. sû que ce n'était pas lui son enfant chéri !

Son souffle devint court. Il n'en pouvait plus de repousser toute cette cau ! Elle lui brisait les reins. cela allait finir. Il était foutu... et d,ailleurs, le truite avait du se mettre sous un rocher.

Il parvint enfin à remonter en tête de courant où l'animal ne bougeait plus De sa rnain, il toucha à nouveau le talon du bas de ligne. L'animar magique était à moins de six mètres. Il eut une seconde bouffée d,adrénaline.

-Nllez !Allez !Viens au bord.Allez !Échoue-toi ! La truite restait invisible sous la veine principale.Il avança dans l'eau, canne ceintrée à la verticale du poisson. Elle avait certainement la tête coincée sous un bloc. La réponse ne fut pas longue à venir. Le bloc en question obliqua sur la gauche et se laissa emporter vers l'aval, toujours collé au fond...

Il se laissa emporter à sa suite et comprit que cela n'aurait jamais de fin. 'Allez,allez, je vais t'avoir ! Le pays des merveilles existe ! se dit-il en buvat une dernière tasse à la santé de Lewis-carroll ! Et il dévala encore une fois le courant en brandissant sa canne comme Alice l'épée Vorpaline.

Mais il savait depuis le début que tôt ou tard, il faudrait bien repasser de l'autre côté du miroir, quitter le pays des merveilles et laisser tranquille la truite magique... Çela se fit tout naturellement, par l'intermédiaire d'un bouquet de sa-lade. Quand il eut redescendu le pool, son bas de ligne était dans un herbier, il se garda bien de tirer dessus.Il fallait attendre que la truite sorte... elle remuait, elle y était encore t une dernière fois son cæur monta à deux cent.Il empoigna l'épuisette qui traînait derrière lui depuis le début et se dit que la truite allait peut-être apparaître contre ses jambes... Il allait l'épuiser à la hussarde... Mais là encore il ne voyait rien que de la vase remuée et des débris d'algues.Il voulut se baisser pour tenter de,..

............................................mais le scion se redressa. c'était fini!