Mon premier ombre.
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Je venais d’acheter ma première canne à mouche, une Pezon et Michel 8p5 compétition semi parabolique en refendu, il n’existait rien d’autre à cette époque, avec un moulinet manuel et une soie naturelle car…il n’existait également rien d’autre… ! Philippe, mon ami d’enfance m’avait donné le virus en me mettant sa canne en main, signant l’hallali de ma canne à lancer qui m’avait pourtant, en sa compagnie, apporté tant de satisfactions à cette époque où le Breuchin le long de ses 40km de première catégorie des hauts de Faucogney à Conflans , où il était d’ailleurs devenu « la lanterne », n’était pas « chiche » en truites, brochetons et même en perches qui prenaient goulûment nos Meeps 2 plus ou moins rouillées sans faire trop de façons !!
Les vacances d ’été débutaient en cette fin du mois de juin alors que j’avançais vers mes 16 ans, et mes 3 cousins Mosellans, de quelques années plus âgés que moi et à ce titre déjà « mineurs de fond », étaient, comme chaque année, venus me rejoindre dans ma campagne haute Saônoise au pied des Vosges pour se refaire une santé en échangeant la poussière de charbon qui encrassait déjà leurs poumons d’adolescents sacrifiés contre quelques goulées d’air pur… !
Gilbert était mon mon oncle en fait, car frère de ma mère , mais« gosse de vieux » de 20 ans plus jeune qu’elle, il avait le même âge que nos deux cousins, … !Petit et malingre mais malin comme un singe avec un visage sans cesse en mouvement, vif comme un feu follet, moqueur et rigolard ..il provoquait par ses railleries plus fort que lui et cédait la place à Camille lorsque les choses tournaient au vinaigre !!
Camille, le costaud, beau gosse gominé coqueluche des filles et tombeur des bals du samedi soir, qui avait le verbe haut et le coup de poing facile, était la force tranquille devant laquelle tous filaient doux d’autant « qu’au fond », il ne pleurait pas plus son énergie à extraire le charbon que lorsqu’il faisait en surface le coup de poing pour secourir Gilbert qui s’était une fois de plus, mis en mauvaise posture !Superbe et respecté Camille. !.il était mon idole…j’ai su, bien plus tard…que j’avais été la sienne, pour d’autres raisons.. ..mais comme tous les « gros bras sentimentaux »…il l’avait bien caché !!
André, son frère, l’intellectuel au front déjà dégarni n’avait pu accepter la proposition de la mine de lui faire suivre gratuitement des études d’ingénieur car…..il fallait gagner de l’argent tout de suite…….un destin gâché pour cause de parents inconscients, pas méchants…mais rudes, à l’image de leur labeur quotidien !!
****************** Partis dans la matinée, nous avions fait les 15 Km a vélo pour arriver au bord de la rivière en amont de Luxeuil, à la Proiselière , nous avions franchi le pont après avoir jeté un œil au courant de l’aval et au calme de l’amont pour y repérer les quelques truites toujours postées au voisinage des piles……avant de poursuivre jusqu’à la sortie des quelques maisons du village et rejoindre, par un sentier longeant la dernière ferme, le bord de la rivière au niveau de la passerelle en pierre
qui conduisait au moulin habité par le sabotier, et à son bief !
Vélos couchés dans l’herbe à l’ombre des grands arbres, cannes montées, chacun s’était installé dans son coin.. -Gilbert pêchait le vairon après avoir fait provision de « vers d’eau », larves des trichoptères, ce que j’ignorais alors, -Camille traquait « le gros » avec un gros ver extrait du fumier au fond du jardin et sacrifié sur un énorme hameçon au bout d’un 40%, tandis que -André, peu féru de pêche, avait décidé de nettoyer tous les vélos avec l’eau de la rivière !!
Les abandonnant à leurs occupations, je remontais la rivière en amont de la passerelle, en fouettant, encore novice, entre les arbres de la rive, en wading avec mes cuissardes qui se frayaient un chemin entre les sames qui tapissaient le fond , toutes vertes à travers l'eau claire, protégeant les truites que je savais tapies sous leur abri pour être souvent allé les y chercher à la main, exercice facile pour les gosses que nous étions, habitués à patauger des journées entières, mais coupable, et à ce titre plus stimulant que la capture elle-même…qui, de cette façon, ne nous intéressait déjà plus vraiment !
Après avoir dépassé le petit bras de gauche, je remontais celui de droite, étroit et encombré pour atteindre le large coude où la rivière plus calme s’élargissait dans le pré dégagé suite au courant qui dévalait le déversoir du bief
et c’est alors que devant moi, ondulant paresseusement à la jonction du calme et de la tête du courant que je remontais, je vis cote à cote deux poissons qui me parurent énormes…….et qui n’étaient pas des truites dont je connaissais trop bien la silhouette pour les confondre avec ces inconnus… ! Paralysé, je ne bougeais plus alors qu’ils effleuraient la pointe de mes bottes de leur caudale, sans m’avoir perçu… ! Je me mis à reculer, le cœur prêt à exploser… pour m’éloigner vers l’aval, décidé à me calmer et à réfléchir sur la meilleure façon de les attaquer de l’amont, seule solution possible vu l’étroitesse et l’encombrement du bras que je remontais qui interdisait à cet endroit l’usage du fouet..
Je revins à la passerelle retrouver mes cousins et sans rien dire, je partageai avec eux le pique nique, obsédé par ces deux monstres que je taisais et que je gardais pour moi tout seul….. !
Les cousins ne comprirent pas pourquoi je partis soudain avec le dessert en poche , pour « aller voir quelque chose »….alors qu’ils allumaient une de ces cigarettes qui allaient détruire deux d’entre eux quelques décennies plus tard….
En faisant un large détour dans les prés, je rejoignis la rive juste en amont du coude et du calme et à genoux dans l’herbe, j’étais 8 mètres en amont de la tête de courant où musardaient mes deux poissons que je ne voyais plus mais dont j’étais certain qu’ils n’avaient pas bougé !!
Nous étions fin juin, grand ciel bleu, chaleur torride juste supportable à l’ombre des grands arbres au bord de l’eau et j’étais encore totalement ignorant des mouches et de leur utilisation sélective ! Je remplaçai, au jugé, la tricolore que j’avais baignée toute la matinée.. par ma plus belle et ma plus grosse araignée toute blanche sur hameçon de 12 , en rapport à mon sens avec la taille du poisson convoité…gros poisson, grosse mouche… ! Le cœur battant, je commençai à fouetter et après quelques faux lancers ….mon plumeau se posait juste où je l’avais décidé, 1m en amont du début du courant et commençait sa lente descente vers l’aval……et juste à la cassure ….gobage, ferrage…d’un poisson lourd et nerveux qui, contrairement aux truites auxquelles j’étais habitué, ne cherchait pas à fuir à l’abri des sames , des rochers immergés ou des bordures creuses mais se battait en se tortillant sur place en pleine eau, sans sauter, sans même avoir cherché à dévaler le courant et mon 14% me permit de l’amener au milieu du calme où il finit par se fatiguer pour se laisser alors glisser sur le flanc, vidé de toute force, quasiment mort d’épuisement … !!
C’était un long fuseau gris de 40cm avec de petites écailles et des points dorés,, à la bouche toute petite orientée vers le bas encombrée de mon araignée qu’elle avait pu engamer malgré sa taille,……je reconnus la nageoire adipeuse et surtout cet étendard dorsal qui ne laissait aucun doute sur la nature de cet ombre, mon premier, dont je connaissais la présence dans ces eaux sans jamais en avoir vu un au sec… !
Jamais poisson n’eut funérailles aussi respectueuses !Je l’avais assommé d’une pichenette sur le crâne comme je savais que cela se pratiquait car pas question de lui casser la nuque comme pour les truites, avant de le ramener triomphalement aux cousins estomaqués de constater que le petit, avec sa drôle façon de pêcher avait pris un tel malabar !!
Et puis, après l’avoir longuement contemplé couché sur l’herbe, admiré, mesuré …..je l’avais vidé comme je savais qu’il fallait le faire au bord de la rivière pour aider à la conservation de la chair fragile, abandonnant les viscères au gré du courant pour faire la joie de tout le petit monde subaquatique, et après l’avoir bien lavé pour éliminer tout le sang de la veine dorsale , je l’avais, comme cela doit se faire, enveloppé dans le torchon de cuisine bien sec qui ne quittait pas le panier d’osier bien aéré qui me battait les flancs….seule façon de conserver un poisson sans que sa chair ne se gâte, contrairement à ce que pensent ceux qui s’ingénient à le laisser macérer dans l’humidité d’une poignée d’herbe, ou pire dans une poche plastique… !
La pêche après une telle aventure était terminée ! J’avais oublié le deuxième poisson , compagnon de ma victime , Gilbert avait quelques vairons, Camille n’avait pas séduit la moindre bestiole avec son lombric maintenant défraîchi et André avait terminé le nettoyage des vélos …..il ne nous restait plus qu’à nous baigner dans le trou de l’amont puis à nous étendre dans l’herbe où, faisant semblant de dormir, j’écoutais les cousins parler… des filles et se raconter leurs conquêtes…. !
La baignade nous avait ouvert l’appétit mais la razzia au niveau du pique nique n’avait pas laissé une miette, et c’est l’estomac creux qu’il fallut enfourcher les vélos et pédaler affamés vers la maison !
Fariné religieusement, mon ombre fut le héros de la soirée, et passé à la poêle, partagé entre nous quatre……….et savouré comme il se devait !! Jamais depuis poisson ne me parut plus succulent…….. ! ********************* J’ai pris beaucoup d’ombres depuis, jamais plus aucun avec une grosse araignée blanche, et je n’en ai quasiment jamais plus consommé…mais à chaque fois la vue de l’étendard me remémore en un sourire la gouaille de Gilbert, disparu il y a quelques années et qui doit continuer là haut à provoquer les plus costauds, toujours protégé par Camille qui l'avait précédé, et qui nous attendent, moi et André, l’intellectuel sobre et raisonnable …qui leur a survécu…..et avec lequel j’évoque souvent leur souvenir …..sans craindre, un jour, d'aller les rejoindre!! .
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