"Pêcher l'eau"

 

C'est Halford, le responsable de cette expression : « pêcher l'eau ».

Étant donné ses sentiments peu favorables envers la mouche noyée, il l'employa dans un sens péjoratif, considérant que la mouche sèche, seule, était digne d'un sportif. Les opinions ont changé depuis cette époque, au moins en France.

Je ne crois pas que Skues,

par ses théories et sa pratique de la pêche à la nymphe, où il pêche aussi « la montée », comme à la mouche sèche, y soit pour quelque chose. Skues, cependant partisan de la mouche noyée, avec quelques conditions restrictives, mais, comme Halford, ennemi de « pêcher l'eau », est aussi un « fanatique », pour employer sa propre expression.

Ont-ils raison ? Est-ce un sport mineur que celui de « pêcher l'eau » ? Je dis non tout de suite, sans hésitation. Le pêcheur qui pêche l'eau et qui réussit — car il ne suffit pas de lancer sa ligne en vain, au hasard, n'est-ce pas ? — possède à un degré supérieur non seulement toutes les qualités du pêcheur à la mouche sèche, mais aussi celles du pêcheur à la mouche noyée, à la nymphe, qui supposent toutes une bonne pratique de l'art précis du lancer.

Évidemment, j'exclus de cette catégorie tous les néophytes ignorants qui fouettent, draguent et « bombardent », comme dit Skues, la rivière sans aucun apprentissage ni aucune connaissance de la vie de la rivière, des poissons, des insectes et de leur comportement. Mais n'en disons pas trop de mal : il y a parfois, parmi eux, des futurs « as » en herbe. Ces pêcheurs n'ayant encore aucune idée précise de la pêche à la mouche croient, naïvement, que seul le hasard ou le « je ne sais quoi » intervient favorablement. Il est vrai que parfois cela arrive. Éliminons donc tous les pêcheurs ignorants,

ne parlons que des chevronnés, de ceux qui depuis de nombreuses années ont fouetté la rivière avec succès (il y a ceux que la bredouille perpétuelle ne rebute jamais !) et restent toujours de passionnés fervents.Nous pourrons les classer, s'ils sont des « fanatiques », en deux catégories :

* les fanatiques de la mouche sèche et ceux de la mouche noyée.

Il y a aussi les pêcheurs à la larve, et plus rarement les pêcheurs à la nymphe ; j'entends les purs et non ceux qui, ignorant tout de la nymphe, la confondent avec un imago noyé — ce qui se reconnaît en regardant leur mouche — et que l'on peut ranger dans la catégorie des pêcheurs à la mouche noyée.

Dans n'importe quelle catégorie, vous pourrez trouver le bon pêcheur qui « pêche l'eau » ; mais, alors, ce ne sera plus un fanatique. Ce sera le pêcheur qui pratique tous les genres, toutes les méthodes, selon les circonstances de l'état présent : saison, rivière, temps, comportement connu ou supposé intuitivement du poisson et des insectes. Véritable artiste libre et indépendant, il n'est pas esclave d'un procédé incompatible avec le but recherché. Prendre le poisson sportivement par n'importe quelle méthode sportive, tel est son comportement. Le poisson gobe-t-il en surface ? mouche sèche ; le poisson gobe-t-il entre deux eaux ? mouche noyée ; le poisson est-il « en position » sur des nymphes qui montent pour éclore ? pêche à la nymphe ; le poisson est-il invisible, on ne sait ni où il est, ni ce qu'il gobe : « pêcher l'eau ».


Vous trouverez le « pêcheur de l'eau » dans cet as local qui a une réputation — quelquefois exagérée d'ailleurs — parmi tous les pêcheurs de la région qu'il habite, et souvent parmi d'autres de pays lointain. C'est souvent un pêcheur modeste, solitaire, toujours sur la rivière, qui passerait inaperçu si ce n'était le poisson, le poisson dont il est obligé de se défaire parce qu'il n'aime pas le voir se perdre et que, pour cette raison, il donne un peu partout, à tous ceux qui en veulent. Si le poisson se perdait, il le remettrait à l'eau vivant sitôt pris ou il n'irait plus à la pêche : alors, amis, profitez-en par charité. Celui-là, quand il pêche, il faut qu'il prenne du poisson. Peu lui importe que le poisson soit en surface, visible ou invisible, il faut le prendre, et le prendre correctement. Il a toujours, cependant, une préférence parmi les diverses méthodes, qui n'a rien à voir quelquefois avec la pêche !

Mais « pêcher l'eau », oui, « pêcher l'eau », c'est en dernier ressort pêcher encore quand rien ne peut donner du poisson. Le poisson gobe sur une éclosion intensive. Quelle difficulté ? aucune : tout se voit, tout se sait ; il n'y a qu'à agir correctement. Je vois le poisson gober entre deux eaux, monter à la nymphe. Aucune erreur, aucune alternative ni indécision, si je connais la nymphe. Mais, si je ne vois rien, rien, rien, vais-je m'en aller ou fumer des pipes dans un doux farniente en regardant couler l'eau vide d'insecte et morte ? Non, je pêche l'eau. À moi mes connaissances de la rivière, à moi de me souvenir qu'ici et là il y a du poisson. Qu'il y en a beaucoup ou peu. Peut-être même n'y en a-t-il qu'un seul, et je sais que c'est là, là dans ce petit, tout petit remous calme entre le courant et la ligne de rochers qui arrête ce courant, dans ce petit calme, en forme de triangle grand comme la main ; c'est là qu'il est, mon poisson invisible, qui aujourd'hui s'obstine à ne pas se montrer, et c'est là qu'au premier coup, avec la mouche judicieusement choisie, je le pique et le prends, en surface ou noyée. C'est sur une touche parfois presque invisible que je le ferre par intuition ; j'en suis moi-même tout étonné et ému : je l'ai pris, et ce n'est pas par hasard ! Sèche ou noyée, qu'importe ? je l'ai pris. Pêcheur fanatique, tu l'aurais laissé si ton procédé n'avait pas été le bon.

Or la pêche, avant tout, c'est l'art de prendre non pas « le » poisson, mais « du » poisson.

Pêcher l'eau exige la connaissance complète de tous les procédés, du comportement du poisson, si sensible aux changements, souvent imperceptibles, de la rivière, du temps, du comportement des insectes, choses souvent aussi très brèves et changeantes ; d'avoir la faculté de choisir, parfois intuitivement — il semble — la bonne mouche ainsi que de savoir la saison, le mois, le jour et même l'heure de toutes les éclosions. Analysez tout ce que suppose de connaissances et d'expérience la simple petite réussite qui précède, et vous verrez que pour « pêcher l'eau » il faut être un bon pêcheur. C'est tout simplement le résultat des observations quotidiennes, tenaces, comparées de toute une vie, quelquefois.

C'est pourquoi, chez eux surtout, les « as » locaux sont imbattables, quand il faut « pêcher l'eau ».

                                                                                   P. CARRÈRE. Le Chasseur Français N°669 Novembre 1952 Page 66

 

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Plaisirs de la Pêche, numéro 196 d’Avril 1981