H.Plunket-Greene : La truite en son royaume

 

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Je connus un autre spectaculaire triomphe, mais pas à Chibolton cette fois – pour lequel à nouveau la mise en scène fut parfaite et où tout réussit.

Je faisais le coup du soir au-dessus du pont de Stockbridge. Il y avait une haie de soldats anglais et d'aviateurs américains venus du terrain d'aviation voisin. J'essayais un poisson qui gobait juste à la sortie d'un petit bief sur la gauche, mais il me traitait avec une indifférence polie. Il prenait des insectes tout autour de lui, mais délaissait ma mouche avec langueur à chaque présentation.

J'entendais le crescendo amusé des commentaires de la foule dans mon dos, qui montraient une préférence marquée pour l'intelligence de la truite par rapport à celle du pêcheur. Et c'est là, je suppose, qu'intervient l'expérience de l'artiste public. Non seulement je décidai que j'allais capturer cette truite et captiver le public en même temps, mais je sus que j'allais la prendre et j'avais l'intention de le faire de façon aussi spectaculaire que possible.

J'enlevai l'orange quill (en général la mouche la plus efficace à Stockbridge à cette heure-là) sous les sarcasmes bon enfant de la foule ravie, et fixai ma vieille amie, l'iron blue. Le résultat ne se fit pas attendre, elle la prit aussitôt.

Non seulement elle la prit, mais elle exécuta un bond d'un mètre en l'air et retomba dans l'eau dans un claquement de pistolet, puis se précipita en amont en faisant hurler le moulinet. Mais les soldats sur le pont hurlèrent plus fort. Ils devinrent soudain mes alliés et admirateurs, lançant des conseils et des cris d'encouragement au-dessus de ma tête. A plusieurs reprises, j'aurais pu la glisser à l'épuisette, mais je voulais faire durer l'excitation. Je la laissais donc repartir là où elle voulait, et relâchai même la tension une fois au moment où elle se trouvait sous le pont où ils pouvaient l'observer directement sous eux, décision qui fut très appréciée.

Finalement, c'est là que je la sortis de l'eau (elle faisait deux livres) et, après l'avoir assommée, je la tendis en demandant, « Qui la veut ? » et la lançai sur le pont.

J'assistai alors à l'une des plus belles mêlées dont j'ai été témoin dans ma vie. Et au beau milieu, pour corser encore la scène, un camion lancé à pleine vitesse fonça dans la cohue en éparpillant les soldats à droite et à gauche. Comment personne ne fut tué, je l'ignore.

Je sais seulement qu'à chaque fois que je repense à ce poisson, je ressens la grande satisfaction du succès la seule et unique fois où j'ai délibérément joué pour la galerie.