Privilège du coup du soir

   

    

 

Après une journée de pêche médiocre, le soir approchant, ce sixième sens propre au pêcheur me donne un secret espoir. Le vent est tombé, l'air se charge d'une forte humidité et la température reste douce. Je choisis de terminer cette journée sur un de mes radiers préférés, en aval de Banca.

Un sandwich à la main, assis sur un rocher surplombant la rivière dans laquelle j'ai plongé une petite fiole de rosé de Sancerre, je contemple les effets de lumière qui composent un fabuleux spectacle sans cesse changeant à mesure que le soleil décline derrière la cime des arbres. Le murmure de l'eau, de rares chants d'oiseaux qui bravent encore l'approche de la nuit, quelques moutons appelant leur berger retardataire constituent les paroles du magnifique film dont je suis le spectateur privilégié. Mon sens olfactif n'est pas en reste et se délecte de l'odeur de mousse exacerbée par l'humidité ambiante et des senteurs âpres provenant sans doute d'un écobuage lointain.

Le temps s'est arrêté, la plénitude est totale. Mon esprit bat la campagne mais une infime parcelle de lucidité m'intime de scruter le fil de l'eau, presque certain de ce qui va se produire. Et le voilà enfin, ce premier insecte qui dérive à cinq mètres de moi, tel un petit voilier en détresse, bientôt suivi par un second, puis un troisième. Encore quelques minutes et la surface de l'eau est maintenant tapissée par un défilé de Baetis Rodhani.

L'état contemplatif dans lequel j'étais plongé a instantanément fait place à une excitation démesurée. Tel un indien sioux, je scrute maintenant la rivière avec jubilation. Je n'entends plus les bruits, l'environnement n'existe plus, seule mon attention est concentrée sur cette veine d'eau nourricière. Mon regard suit chacun des insectes lentement véhiculés, au gré du faible courant. Soudain, l'un de ces malheureux éphémères disparaît, laissant autour de lui de minces vaguelettes concentriques provoquées par le gobage d'une truite. Je ressens un certain apaisement, esquisse un sourire béat et commence à déployer ma soie, sans aucune précipitation car il est nécessaire de laisser un peu de temps à la belle pour se "mettre à table ".

                                                             

Les gobages se font de plus en plus fréquents. Bientôt, la première truite est imitée par une congénère qui, trois mètres en amont, vient revendiquer avec autorité sa part de festin. Le cœur battant, je commence mon approche. Je vais enfin pouvoir assouvir ma passion de pêcheur à la mouche.

                                                                                                        

La suite, je ne m'en rappelle plus vraiment, mais je sais qu'elle m'a laissé du soleil plein les yeux pendant plusieurs jours.

Les deux farios m'ont fait l'indicible honneur de venir cueillir mon imitation et m'ont gratifiées de farouches combats, ponctués d'un tendre baiser précédant la restitution à la rivière des inestimables présents qu'elle venait de m'offrir.

L'éclosion arrivant à son terme, les poissons ont regagné leurs caches au sein de la rivière retrouvant lentement sa quiétude, enveloppée par les premières ombres de la nuit. Je resterai encore de longues minutes assis au bord de l'eau, à savourer avec jubilation le privilège qui a été mien de connaître un tel moment intense de bonheur ...

                                                                                                                                                                                                           Pierrot septembre 2017