G Quinot: Pêche, amour et jalousie....de pêcheurs

 

 

Les eaux glauques de la retoume sont, sporadiquement, éclairées par les phares des voitures qui longent la rivière. Le coup du soir est terminé pour nonante-neuf pour cent des pêcheurs. - " Presque pas de gobages! Presque pas de sedges. Ah si, en voilà un! Vingt dieu! C'est un champion de course! Le glacis de la retoume abandonne au courant un sillage qui s'épanouit, s'estompe et disparaît. A ma droite, une truite gobe régulièrement. -

" La nuit et à ras du rocher..." " Rien! Même plus le rocher!" La nuit est noire. Son encre s'écoule sur la rivière et s'y fond. Je tends I'oreille. - " Toujours rien... pourtant le garde avait dit... Je serais si bien dans les bras de Françoise. "Ecoute, Jojo. Ecoute." J'écoute le silence. Un silence de peur, de mort, un silence qui ne fait du bruit que dans la tête. Je me sens tout petit devant la force des eaux. -

Même ma copine de droite ne gobe plus. J'ai I'air d'un con! Et, si Moris arrivait? Non, il est là-bas, loin, au Relais du pêcheur... il digère son double cognac... il cause du con de Belge qui est allé prendre la truite de sa vie, habillé d'un costume de Pâques, après lheure légale et avec sa bénédiction... Les autres rient!" Un envol de canards sauvages, en amont, mes pensées. Le bruissemenl sourd du vol s'accentue et me passe au-dessus de la tête. Je rente les épaules. - " C'est impressionnant cet endroit! J'y suis venu une fois, mais pas deux... pourtant de la journée..."

- OUI! J'ENTENDS, ELLE SUCE! Elle suce, c'est distinct, c'est net, rien à voir avec les autes gobages. Le son est sourd long, se cogne au rocher qui me le renvoie, qui m'appelle. Ca y est, elle y va une deuxième fois!
Lentement, je déplie une jambe, puis I'autre, je me redresse et m'accroche à la paroi abrupte. - " Si je prends le bouillon maintenant!" - Ca va le rocher, je le vois. Je le vois même bien. Il se découpe dans le sombre de la nuit: Il continue de m'appeler.
Elle suce, c'est bien elle. sa gueule monstrueuse me lance un doux chant d'espérance. un coup, Jojo, tu n'as droit qu'à un coup de ligne. Ne le rate pas! J'ai l'impression d'être à un examen de passage dont dépend le reste de ma vie. - Maitrise-toi, Jojo!

Mon doigt emprisonné par les deux tours de soie qui doivent me donner la distance, est ankylosé. -
Jÿ vais. J'allonge ma ligte, mètre après mètre' - Ca passe, ça passe ENCORE? .... pas trop haut' dans les arbres ce serait foutu! Je lâche tout. -Ma mouche est quelque part, là à dix mètres.près du rocher...

ELLE SUCE!
Je ferre.
NOM DE DIEU! ELLE EST PENDUE!
Elle y est! Elle plonge.'. Arrête! C'est pas possible... pas possible! Ma soie file et me scie les doigts. - Je ne peux rien faire, je suis déjà sur la réserve... elle va tout me péter! Elle fout le camp dans sa cache! -Je sens la pesée lourde, puissante imprimée à ma canne. à mon poignet et mon bras. -

Ca file toujours! C'est pas possible, c'est ENORME!
Dun coup, Le poisson se calme. Il se déplace en travers. lentement. par douze mètres de fond. Je suis couvert de sueur. Elle me coule dans les yeux, la nuque et entre les épaules. ..pourvu que l'hameçon tienne....jusque maintenant.... ça va mais après? Si elle repart, je n'ai presque plus de réserve.
J'essaye de m'approcher de la vasque, de mon point de départ, de mon épuisette. -
" Qu'est que je ferais de mon épuisette, maintenant!
" La truite fait sa promenade de santé, là bas, loin, très loin, au centre de la retourne. - Elle COGNE, M....! Elle cogne, elle va m'ouvrir l'hameçon... elle se frappe la gueule sur les caillouxdu fond... elle va me scier le fil!
Au risque de rompre, je pompe. - Ca vient. Pas beaucoup, mais ça vient. Vingt dieu! quel coup de queue! Ca me tape dans l'épaule. La nuit me paralt moins sombre. Le reflet de la lune brille sur la soie qui se déplace lentement en cercle. les tempes me font mal, le sang cogne, j'ai I'impression de me vider. -
" Et cette douleur, au creux de I'estomac!" Ca y est, je m'en doutais. M.....! M.....! elle repart! Freine, Jojo, tu as du vingt-six, ne la laisse pas prendre le courant, c'est ça qu'elle cherche. Je n'entends plus le chant de I'eau, plus le crissement plaintif de ma soie dans les anneaux, plus... nous sommes deux. Elle et moi. Elle défend sa vie, moi, j'essaye de la lui voler. -

P....! P..... de poisson!
Ce cri qui roule sur la rivière me libère de mes douleurs. - Je dois, je dois... mais elle refuse. Je dois la faire remonter ou elle finira par m'avoir! Elle va rencontrer un arbre mort, un gros herbier de fond, un rocher, un... je dois!

Je parviens à reprendre cinq mètres. Les coups de tête me semblent moins puissants. Pour me conTRedire, la TRuite remet ça. -

Et c'est reparti! Un, deux, quatre, six mètres... elle m'a chopé six mètres d'un coup! C'est un monstre! Ah voilà, elle se calme! Reste là ma belle, c'est mieux, reviens doucement vers moi, c'est encore mieux...
Je reprends les mètres perdus, je pompe et place la canne à la limite de la rupture. Ca vient... sept, hüt, dix mètres. Elle monte, pas de beaucoup mais elle monte, c'est déjà ça! Les coups de gueule ne sont plus les mêmes. Tu te fatigues, je sais que tu te fatigues. Tu tapes à gauche, à droite, mais c'est plus faible. - Vache de vache! Mais c'est um monsfte, un saumon, un requin!

Tu es de nouveau repartie, tu m'uses! Garde ton calme, Jojo, garde ton calme. A chaque coup de queue, elle s'épuise et perd ses chances. Tiens bon, tu la sens, Jojo. Tu la sens, maintenant. Tu ne la vois pas mais elle est là, tout près, elle tourne, elle essaye encore mais le coeur n'y est plus. -
Attention à tes pieds, si tu valses à la flotte ou laisses du mou, c'est foutu! La vasque, c'est là que tu dois I'amener... voilà, tu y es. Le diamètre du cercle, tracé par la soie, diminue. -
Ma lampe, ma lampe de poche... ente les dents, il faut que je la voie. J'allume. Le faisceau de lumière éclaire la rivière, la soie, la soie qui plonge et retient par quatre mètres de fond la monstrueuse, la truite de ma vie, MA truite. -

Je te veux! Je te veux et je t'aurai... pourvu que tout tienne! Françoise aide-moi! Moris protège-moi! Elle vient... deux mètres, deux petits mètres... attention! C'est maintenant le pire. non, le pire est passé... Si, c'est le pire... attention! J'entends le cri de détesse de la soie dans l'anneau de pointe. -
Elle MONTE! elle monte! Elle est tout près. Conduis la à la vasque. Les coups de tête sont flous, faibles et espacés. - Elle est foutue! C'est rien la sueur... non, ne te frottes pas les yeux. Elle est la au bord de la vasque, tu vois sa gueule grande ouverte, sa mâchoire de tueuse, son corps énorMe, sa tache... elle a la tache! Attention au dernier sursaut. ce serait frop bête... Tiens la soie et la canne dans la même main, tire doucement, ne l'effraye pas, sois souple. Glisse l'épuisette sous le vente, glisse, glisse... TIRE! - JE L'AI, je l'ai! Je suis le roi, le roi de la rivière! Je L'AI!

J'emprisonne l'épuisette et la truite sur ma poitrine. Je vois sa gueule énome et blanche contre mon visage. Je me précipite sur la berge je trébuche et je tombe dans les feuilles et les branches. Je sens le corps dur du poisson qui se tord, qui se fâche, qui se révolte, qui n'accepte pas la défaite. Je sens son odeur âcre, odeur de lutte, de rivière et de mousse. Ma lampe de poche, perdue, descend doucement dans la fosse, éclaire, un instant encore, la surface et disparaît en me faisant un clin d'oeil complice. C'est le noir. Mes bottes sont pleine d'eau. Je passe la langue sur mes lèvres. C'est salé, c'est bon. Je me couche sur le poisson, je ne bouge plus, je voudrais dorrrir, je me sens bien...

Dans un dernier soubresaut, aidée par le hululement d'adieu d'une chouette et le murmure douloureux de la rivière qui vient de perdre un enfant, la truite quitte la vie. -
Jojo, tu es là? -
Oui, Françoise. Je I'ai! -
Tu I'as, elle est belle? -
Non. -
Ah...!
- Non, elle est monstrueuse!
Je remonte, dans le noir, oubliant les branches et les cailloux. Françoise m'attend. Je sors des arbres. -
Regarde. - ???
C'est pas vrai! c'est un brochet! -
Non, une truite.
- Jamais je n'en ai vu une pareille. -
Moi non plus, du moins, dans mes bras.
Je ne quitte pas mon poisson. -
Tu vas dormir avec? -
Si je pouvais.
- C'est charmant!
- Excuse-moi, mais tu vas comprendre. Ma truite, c'est comme Frank pour toi, ou toi pour moi. -
Ca c'est gentil... je comprends. Allez, on y va.

La cuisine est vide je pèse mon poisson 4,910g...!

 

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               Nous partons en discutant de pêche et racontant des blagues. Il me monte, en marchant une nouvelle nymphe de sa fabrication qu'il avait accrochée à son dix centièmes. .................

ARRETE! LA! entre les deux cailloux... une belle... Elle nymphe. A nous deux! Il se recule, je I'imite. Nous contournons le poisson et, en rampant, il s'approche. - Ou elle prend, ou elle file. Il bande sa canne et lâche la nymphe. La truite, effrayée, se sauve. - Huit fois sur dix, c'est comme ça que tout se termine. - " Heureusement pour le Doubs!" -

On continue. Nous avançons, à pas feutrés. Nous arrêtons pour scruter l'eau, les herbiers, les cailloux.

- BOUGE PAS! N'approche pas. Il se recule, avec précaution, huit mètres en arrière.
- Tu retournes au Relais du pêcheur?
- Ne.plaisante pas, ce n'est pas le moment. Je viens de voir unMONSTRE.

Il coupe son dix centièmes, son quatorze. Excité, il enlève la moitié de son long bas de ligne. -
Celle-là, il lui faut au moins du vingt! -
Tu vas pêcher I'espadon? -
QUATRE livres! Quahe livres,le long de l'herbier! -
Je peux la voir?

Il hésite, n'a confiance qu'en sa discrétion. Je risque timidement. -
Je ne ferai pas de bruit.-
D'accord. Viens, on rampe.
A un mètre du bord, couchés sur les feuilles séchées, nous fixons l'herbier et son habitante. - "
Quatre livres, elle doit les faire,Un museau comme un marteau, queue large comme une main et un dos trapu comme un joueur de rugby".."
- Il y en a deux.
Deux grosses? demande-t-i1, s'excitant un peu plus. -
Non, une petite, devant, à deux mètres... enfin, petite... elle fait tout de même ses trois cents.
- Jojo, elle va se farcir la trois cents.
- Non, c'est impossible!
- Je te dis que si. Regarde la. Mais regarde la, nom de dieu Elle est nerveuse, elle fouette le sable de ses nageoires. Ûn frisson pur.ourt son échine. Mais regarde la, c'est sublime! Elle va y aller, j'te dis!

- Vingt dieux! C'est pas vrai!

Bondissant comme un fauve, d'un seurl coup de queue qui abandonne, au courant, un mètre cube de brouillard. Elle I'a elle ne bouge plus, tient serrée. dans son énorme gueule, la "petite" qui se tortille.
- Je le savais... Il lui faut un ,,zinzirn,,
En vingt secondes, il échange sa nymphe contre un streamer. Il se redresse doucement et fouette. Le "zizin frappe l'eau près du monstre.. Saisie, la truite lâche sa proie qui se sauve en godillant. La grosse tourne en rond, frustrée, furieuse.

- Elle est folle... folle de rage... elle cherche. Il anime son leurre. Dans un réflexe fou, la mémère se pique.

- ELLE Y EST! J'en suis soufflé. "incroyable, jamais vu" ! Philippe pompe. Il est au combat et connait son métier. Sans laisser de mou, il descend dans l'eau. De suite, la truite prend le large et lui vole quinze mètres de soie orange.

- Ca y est. Là, je suis plus à I'aise. Faut la laisser se fatiguer' Descends dans l'eau jojo. mets-ioi devant I'arbre mort, ça doit êüe sa cache.
M...........m............m......! Elle en veut, ça va péter! Non, cette fois, c'est bon"' elle m'a tout pris, je suis sur le backing.
Je suis dans la rivière jusqu'au nombril, Philippe aussi. Il penche la canne à gauche, à droite, controle des deux mains. La truite, sûre de sa force remonte le courant. -
Elle va m'avoir! Avec les branches, je ne peux pas bouger

Le poisson traverse un herbier, un deuxième, prend son élan et dévale. Le moulinet chante une fois de Plus.
- J'aurais dû mettre Plus de réserve!

Il tient le contact, malgré tout. Il transpire. -
ca va :elle remonte. Elle va me faire une chandelle... je le SENS! Non... Un remous, en surface, s'enfuit avec la rivière.
Ma plus grosse! Nom de dieu, tiens bon! Ca vient, ça vient, prépare l'épuiseite... bouge pas de l'arbre, si elle s'y met, c'est FOUTU!

De nouveau le poisson prend le large, Philippe plonge sa canne dans I'eau.
- Tu ne sauteras Pas, sauteras Pas!
- Courage, elle est cuite... C'est son tour d'honneur

La truite, le nez dans le courant et la gueule en surface, continue la lutte. Elle plonge une dernière fois, abàndonne la lutte. Elle se rapproche. se tord, secoue la gueule.

- C'est maintenant, Jojo!
Je transpire plus que lui. Il me l'amène doucement dans l'épuisette, dans la petite épuisette", trop petite..... le "zinzin" est accroché au bord du bec. "Je dois y aller, c'est à moi!"
- JE L'AI!

Accroupis dans les branches, trempés jusqu'au demier poil mais heureux, nous la contemplons.

- Merci, Jojo.
- Tu y avais cru? ^
- Pourquoi pas, dit-il, retouvant son calme. D'ailleurs, elle l,a fait... Quand je raconterai ça à mes élèves...

Nous entrons dans la cuisine. La balance accuse deux kilos et deux cent cinquante grammes. ,

 

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