Coup du soir sur la Têt

 

 

Bon Dieu mais qu’est-ce qu’elle fait ? La personne que j’attends avec impatience, c’est mon meilleur compagnon de pêche. Nous nous retrouvons ensemble partout où il y a de la truite et je la suis partout où l’eau est assez fraîche et oxygénée pour permettre à notre salmonidé préféré de vivre, ou plutôt de survivre, vu l’état de nos rivières.

 Elle est aussi la mère de mes enfants, car nous ne partageons pas seulement le lit des rivières.

 

                                                                                  

 

Il est déjà presque dix-neuf heures, le temps de baisser le rideau de fer sur notre vitrine et nous devrions être déjà partis. Le dernier coup de cloche de la cathédrale n’a pas retenti que ma douce moitié est là, la voiture chargée comme pour un départ en vacances. Ce cinéma est le même tous les soirs. Remerciant le saint qui a inventé l’heure d’été, nous avons environ trois heures de coup du soir. Mais il ne faut pas perdre une seconde.

 

Comme chaque soir depuis une semaine, j’ai rendez-vous avec la grosse-de-la-falaise. Comme un coucou suisse, elle est toujours là, fidèle à son gouffre, tout contre une falaise de terre, juste sous une pierre que le courant a dénudée et qui penche dangereusement au-dessus des flots. Elle ne s’est pas trompée, le couvert et le toit, non loin de sa cache que les eaux ont creusée sous la berge. Une multitude de minuscules courants et contre-courants transforment mes mouches en véritables skis nautiques, et, quand miracle, le lancer est correct, la mouche choisie laisse toujours " mon " poisson indifférent.

 

 Arrivé sur le coup, je monte mon fouet sans quitter la pierre des yeux, pourtant je sais qu’elle n’est jamais là en début de soirée.

Ma compagne a préféré aller plus haut pour pêcher les radiers. La future moucheuse qui se cache dans son ventre, ne lui permet pas de lutter trop longtemps contre le courant. Même les waders en caoutchouc que nous avons fait faire sur mesure en prévision de l’augmentation de son tour de taille, semblent aujourd’hui tout petits. De toute façon, elle ne comprend pas que je puisse jouer au héron tous les soirs devant le même poisson.

 

A la fin du gouffre, là où les flots s’assagissent, un dos vient de percer la surface. Un poisson marsouine sur des nymphes. Il vient de remonter. Bizarre, si la saison n’était pas aussi avancée, je penserai à une arc, cette façon de faire le gros dos ne trompe pas. Une arc, ici ? Elle ne peut que provenir des déversements d’ouverture. Comment aurait-elle pu survivre à cinq mois de cuillers tourbillonnantes, de vers grouillants et charnus, d’asticots jetés à la volée ? Là, elle est de nouveau remontée, je descends quelques mètres comme un crabe pour bien me positionner face à elle, pas facile dans ce courant.

 

                                                                                 

 

Mon bas de ligne est un " spécial-truite-de-la-falaise " : l’avant dernier brin en seize centièmes est trois fois plus long que le brin précédent. Cela permet un poser courbe amont et de déjouer tous les contre-courants. Je lui choisis une émergente toute simple, une belle oreille de lièvre, " ça imite tout ".

Premier passage, mon ferrage est accompagné par une gerbe de diamant qui brise la surface, et c’est le premier saut. Il y en aura trois, c’est bien une arc, toute blanche. Les sauts ont précipité sa fatigue, elle se rend. Elle fait ses trente centimètres, un joli poisson qui m’a fait patienter en attendant " l’autre ". Lorsque je la décroche, une boule noire, coincée sur sa langue attire mon regard. La nymphe d’un collègue ? non, la tête d’un insecte, les mandibules pincées dans sa langue. Lorsque je tire dessus, elles se décrochent avec un clic de coupe-ongle. Quel est donc cet insecte qui a prolongé sa vengeance au-delà de la mort ? Je recueille la tête du rancunier animal dans ma boîte à mouche. Mais je ne trouverai jamais la réponse. Je relâche l’arc-en-ciel qui disparaît vivement sous la berge. Elle a survécu courageusement jusqu’à aujourd’hui, ce ne serait pas juste de briser une pareille résistance.

 

Enfin, mon poisson est à son poste, je suis sûr qu’à la minute près, il est là, soir après soir. Je remonte le courant, centimètre par centimètre, de tous petits pas qui me coûtent des efforts de titans. J’allonge ma soie, poser courbe amont d’un coup de poignet, la boucle bascule mais le tir est trop court. Le problème, c’est de coordonner tous les mouvements, et permettre à la mouche de flotter sans draguer sur une dizaine de centimètres. Impossible de faire mieux, la force des flots entre elle et moi ne le permet pas. Après un nombre incalculable de lancers ratés, la mouche est passée deux ou trois fois de façon à peu près acceptable. Mais comme tous les soirs, elle traite mes artificielles avec le plus grand des dédains. Je révise, des montées aussi peu régulières, ce ne sont sûrement pas des éphémères, plutôt des trichoptères, mais je n’en vois aucun en surface. Peut être des fourmis, prises juste sous la surface. Cela donne ce genre de petits baisers sporadiques sur des insectes invisibles.

Après plusieurs essais négatifs, la bouche pleine de morceaux de nylons, j’étire mon dos douloureux, et repère une autre truite, plus petite, un peu plus bas, gobant à qui mieux mieux le long de la falaise. Je laisse le sedge noir, que j’avais essayé en désespoir de cause. Premier passage, et une jolie truite de " vingt-cinq ", à la robe scandinave, gros points auréolés de blanc, vient se cacher dans mes bottes, ma mouche accrochée à sa lèvre. C’est très laid, mais je la sacrifie, il faut que je sache ce qu’elles mangent. Dans le creux de la main, le contenu de son estomac est délayé dans un peu d’eau. D’énormes fourmis ailées, recroquevillées sur elles-mêmes nagent dans la bouillie stomacale. Je comprends que ma " nordique " soit montée sur mon sedge noir, mais cette grossière imitation ne risquait pas de tromper ma-belle-de-la-falaise. Encore moins les minuscules fourmis que je lui avait proposées jusqu’à présent. Je fouille toutes mes boites, je dois bien avoir quelque chose de semblable.

Une vieille nymphe-bas-de-nylon, sac alaire noir en polystyrène devrait faire l’affaire. Adoubée en quatre coups de dents. Je reprends ma place péniblement, et j’allonge ma soie. Un posé presque parfait cette fois, je dis presque car la belle qui dédaignait toutes mes offrandes, doit quand même faire un écart pour venir cueillir ma mouche qui flotte sous la surface. Ferrage, l’eau frémit a peine, c’est lourd et têtu. Elle part en force pour rejoindre sa cache je la force à lutter dans le courant. Elle accepte, et reste immobile, je la laisse se fatiguer même si ce n’est pas très sportif. Quelques minutes plus tard elle se rend, elle fait « son kilo  et demi », c’est sûr. Non, 995 grammes, j’ai encore été trop généreux dans mes estimations, mais c’est un beau poisson pour cette rivière.

 

Ma femme me rejoint, elle a fait cinq truites toutes relâchées, je fais de même pour la " mienne ". J’avais déjà tué pour elle, c’était suffisant pour aujourd’hui.!

                                                                            

                                                                                      

 

                                                                                          Trois jours plus tard, j’étais papa d’une petite Maribel à peine maillée.

                                                                                                                                 

 

                                                                                                                                 Mais c’est une autre histoire.

 

                                                                                                                                                                                           JM  TOURON