V. Borlandelli: les pêcheurs de Calmeau

 

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Cette fois, la confusion'n'était plus possible. Crétait bien une touche. Le fil se tendait et remontait contre le courant et le vent.! Ce n'était pas seulement le Tondu qui ressentait les coups sourds que donnait le poisson au bout-de la ligne, mais Chopin et Berthaud êgalement, chacun imaginant à sa manière la façon dont était ingurgité le vif.. D'un petit coup sec du poignet, le Tondu avait ferré, comme lui l'entendait, ni trop fort ni trop doucement. Il fallait ce qu'il fallait. Durant deux secondes, ce fut le suspense. Puis la canne se mit à plier, le fil à couper l'eau et à filer vers l'autre bord du trou, tandis que le Tondu, donnait parcimonieusement du mou eu démoulinant, récupérait, redonnait du mou. - Vingt Dieux ! dit-il pour tout commentaire. Il n'avait plus froid aux doigts, plus mal à la gorge, plus le souci d'avoir à annoncer à sa femme qu'il avait acheté un nouveau moulinet, plus l'obsession de se remettre à l'établi le soir.en rentrant de la pêche, car iI devait livrer cent montres pour le lundi matin.

Chopin ne pensait plus au poisson qu'il avait raté quelques instants plus tôt Retiens-le. - Tu parles, avec du 18 centièmes ! Il fait plus du kilo !... Et, bien sûr, on n'a pas d''épuisette. C'est clas- sique. - Amène-le d'abord, après on verra dit Berthaud.

Judicieuse remarque s'il en fut, car le Tondu dut lutter cinq bonnes minutes avant d'y parvenir malgré les conseils inutiles de ses amis tout aussi excités que lui. - Fais-Ie venir par ici si tu peux. Je vais l'attraper à la main... Chopin, tiens-moi les pieds. Et ne me laisse pas glisser surtout. - Ça serait marrant !... Chopin ne s'en arc-bouta pas moins de toutes ses forces afin de retenir Berthaud gui, la tête la première et bras tendu en avant, s'était laisser glisser à bas de la berge. - Laisse un peu aller... Encore... Ça va... Quelle bête ! Il fait trois livres !... Àmène le encore un peu si tu peux, Tondu... Là, ça va, il vient comme une planche. On croirait une brème... Encore un peu... Se soutenant d'une main sur la bordure de glace, Berthaud plongea l'autre dans l'eau, la glissa Ie long du corps de la perche qui se débattait faiblement, par spasmes et, atrivé à hauteur des branchies, glissa ses aoigts sous celles-ci et serra de toutes ses Iorces. - Je I'ai ! Restait à remonter sur la berge !... Le Tondu dut donner la main à Chopin, incapable malgré toute sa bonne volonté de tirer à lui une masse de 95 kilos, grotesquement en porte-à-faux au-dessus de la rivière. - It était temps !... dit le Tondu en s'accroupissant et en soulevant l'énorme perche que Berthaud venait de laisser tomber dans la neige tant il avait froid aux mains.

Tu dis combien, toi, Chopin ? Chopin soupesa à son tour la perehe en s'extasiant encore sur l'épaisseur du dos.

- Un kilo six cents.

On pouvait faire confiance à Chopin. A quelques grammes près lorsqu'il s'agissait de définir le poids d'un poisson, il était d'une précision de pharmacien.
Berthaud, les mains serrées sous les aisselles, admirait aussi le phénomène comme s'il se fut agit d'une æuvre d'art.

Mais à leurs yeux de pêeheurs tous les poissons n'en étaient-il pas ?...

 

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La mémère de 10 livres!!

 

Le Tondu ne donna réellement qu'un coup ! Au troisième tour de manivelle il sentait un arrêt brutal et ferrait par réflexe. - Merde j'ai croché un caillou ! La fin de la phrase se traduisit par un juron, le même que celui lancé par Berthaud. . Pour une belle, c'était une belle ! - Dix livres ! lança le Tondu ; non parce qu'il estimait que la truite pesait ce poids, mais parce que c'était un chiffre rond, synonyme entre eux de très gros poisson.

Elle sauta trois fois, coup sur coup. Trois fois elle s'éleva à près d'un mètre au-dessus de la surface, pour bien faire admirer à l'adversaire, comme un avertissement, toute la force, toute la souplesse, toute la puissance qu'il y avait dans son corps trapu, dans son dos large, dans sa nageoire caudale démesurée, dans sa gueule vorace au bord de laquelle pendait dérisoirement le fil de nylon. -

Ta canne ! Le scion dans l'eau ! Le conseil était maintenant superflu, mais le Tondu trempa quand même le scion de sa canne à lancer dans l'eau, en même temps qu'il donnait plusieurs tours de manivelle pour d'essayer de reprendre le contact. - J'ne la sens pas ! Ça vient tout seul ! Elle s'est décrochée !... Non ! j'la tiens ! là !Là, regarde ! Vingt Dieux, quelle bête ! Berthaud vit aussi, l'espaee d'une seconde, une forme noirâtre, qu'il estima longue de plus de 80 centimètres, passer au ras du roeher, à un mètre à peine sous la surface. -

HoIà !... Brutalement, sans prévenir, la truite venait de changer de direction et fonçait en travers du courant, paral-lèlement au barrage. Le Tondu n'en était pas à son premier gros poisson. Pourtant, en voulant donner du mou, la manivelle de son moulinet lui échappa de Ia main tant la réaction de la bête avait été rapide et violente. Un juron qui traduisait la surprise et la douleur causée par le claquement de la manivelle du moulinet sur ses phalanges, et, déjà, il contrôlait la fuite, puis la freinait en accompagnant de moins en moins rapidement la course éperdue de la truite vers quelque trou de roche. - Elle ne va quand même pas me prendre tout mon fil?... Quand iI la brida enfin, à la limite de easse de son nylon de 26 centièmes, il y eut à trente mètres un bouillonnement dans le courant, l'éclair d'une nageoire, d'un dos noir, et une traction plus forte qui fit plier Ia canne eu arc de cercle, à 120 degrés. Il récupéra deux tours de manivelle, ce qui avec son moulinet à saumon équivalait à un mètre soixante-dix, mais il dut immédiatement en rendre trois-

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Eh bien !...Elle vient sur moi ! Eflectivement, après quelques secondes, après une uouvelle tentative de fuite droit devant aussitôt maîtrisée, la truite venait, en collant le fond et en se laissant légèrement dériver au courant ne donnant que de temps à autre un coup de queue brutal qui obligeait le Tondu à rendre un peu la main. - Tu crois qu'elle est déjà fatiguée ? C'est pas possible. - Ces grosses bêtes-là, tu sais, c'est tout de suite vidé... Viens, ma belle. Viens...

Elle venait. Trop facilement au gré de Berthaud. Le Tondu, par contre, semblait trouver cela normal. Il aurait ramené un paquet d'herbes au bout de sa ligne qu'il n'aurait pas paru plus calme, plus décontracté. Mais il ne l'était qu'en apparence. Il n'y avait qu'à voir la manière dont il fronçait les sourcils et serrait les dents. - Doucement... Voilà... A chaque soubresaut, à chaque tentative. de fuite vers l'aval, le Tondu donnait un peu moins de mou et récupérait aussitôt. C'était trop facile ! - Doucement... Un appareil électronique n'aurait pas calculé plus sû-rement que son poignet la limite de casse et l'effort maximum qu'il pouvait demander à son nylon. quant à la eanne, là-dessus, il n'y avait pas de souci à se faire. N'avait-elle pas déjà sorti un brochet de 20 livres l'automne dernier ? -

Elle est bien piquée, tu crois ? Le Tondu fit oui de la tête. De cela, il était certain depuis qu'il avait bridé la truite pour la première fois, rien qu,à la manière dont ensuite elle avait opposé sa résistance. Une truite mal piquée et qui se décrochera, on le sent immédiatement. - Holà !... Le Tondu ne eéda pas un centimètre de nylon et laissa la canne se charger de neutraliser le coup àe boutoir. - Ça y est ! Elle monte ! Quatre tours de manivelle beaucoup plus rapides que les autres, et l'énorme dos noir apparut à six mètres, disparut dans un bouillonnement, et réapparut aussitôt. - Vingt Dieux ! quelle bête ! - EIle fait ses dix livres ! affirma Berthaud aussi tendu que ne l'était son compagnon. - Au moins, oui !... La voilà qui se laisse venir comme une planche. En effet, la truite, maintenant, n'opposait plus de résistauce que son poids mort et se laissait tirer dans le remous au bord duquel Berthaud s'était déjà allongé sur le ventre.

_- C'est tout juste si elle va tenir dedans ! dit-il en plongeant à bout de bras son épuisette raquette dans l'eau, -

Ne- bouge pas... Je te l'amène... Ne la rate pas surtout !

T'occupe. Amène-là toujours... quelle bête !... C'est drôle qu'elle soit déjà fatiguée.

Ces grosses bêtes là, tu sais, les grosses comme ça ça fatigue vite. Je ne l'ai pas amusée non plus. pour peu qu'elle qu'elle soit piquée sur la langue,..

En disant cela, sans relâcher d'une fraction de secoude son attention en contrôlant chaque effort, chaque traction, chaque réaction du poisson, le Tondu faisait bas- culer sa canne à lancer sur la droite afin de rapproeher Ia truite du bord et de l'amener exactement sur l,épuisette. -

Tu ne peux pas allonger un peu plus ?

En se trainant sur le ventre et eu tendant au maximum Ies bras, Berthaud gagna une dizaine de centimètres. -

Tu ne peux pas plus ? -

Si, en nageant. Dépêche-toi. fe fatigue, moi.

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Le Tondu levait sa canne à la verticale (du moins le quart'qui suivait la poiguée car le reste était courbé à 180 degrés) pour opérer le dernier glissement jusqu'à l'épuisette. - C'est alors gu'il se produisit ce qui se produit à chaque fois et que même un débutant sait mais que, fascinés par la taille du poisson, ils avaient oublié.

Contrairement à ce qu'affirmait encore quelques instants plus tôt le Tondu, une truite a beau faire dix liwes, elle n'en reste pas moins une truite. Et une truite qui se laisse venir comme une planche médite uneoup à elle en se reposant tandis que le pêcheur s'énerve et se fatigue.

Celle-ci, vicieuse, sûre d'elle pour avoir certainement fait le coup à pas ma1 d'àutres, attendit la dernière seconde, les derniers trente centimètres qui la séparaient de l'épuisette. Sans un remous, sans une cabriole, sans même se presser, une seconde avant que Berthaud ne lève le bras et l'emprisonne dans le filet, elle fit demi tour ; irrésistiblement demi tour... Et sans prêter attention au Tondu qui avait déjà réagi en conséquence et bandé davantage le nylon, elle fonça vers I'aval : quarante mètres en aval ! -

Ben dis donc !... ne trouva rien d'autre à dire Berthaud en se relevant. -

La garce ! je l'aurai ! répéta en deux fois le Tondu entre ses dents. Il avait les mâchoires si serrées que deux bourrelets de muscle déformaient ses joues. Pour le moment, en champion, il se eontentait de laisser la truite s'épuiser à couper le courant, comme en champion il avait freiné sa fuite et l'avait empêchée d'aller se réfugier sous les blocs de roche vers lesquels elle avait pointé son but. -

Si au moins je pouvais descendre !

C'était impossible sans risque de détendre le fil et surtout de piquer une tête en avançant par bonds sur les roches glissantes puis le long de la berge broussailleuse, pour enfin tomber au bord du ruisseau

Essaie de la faire remonter sous le barrage.Après ce sera beaucoup plus facile-

Coudes au corps, canne haute, le Tondu amorçait une légère torsion du buste. Des gouttes de sueur commençaient à perler sur son front.

- ElIe y remonte toute seule... C'est pas une truite, c'est un train de marchandises !

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La ligne comme la canne n'accusaient plus d'à coups, seulement une tension puissante, constante. A mesure que la truite remontait vers le barrage, le Tondu récupérait du fil, toujours à la limite de la casse, ce qui obligeait le poisson à nager en travers et à déployer beaucoup plus d'effort pour résister au courant.
Lorsqu'elle arriva sous la chute, la truite fut brusquement déséquilibrée par un tourbillon et on la vit dériver deux ou trois mètres Le ventre en l'air. -

Cette fois, elle a son compte...

Le Tondu n'y croyait qu'à moitié, ce qui ne I'empêcha pas de profiter de Ia circonstance et de gagner cinq mètres de fil.

- Elle a vraiment son compte..
.
En effet, la truite semblait avoir renoncê à la lutte et se laissait trainer vers la rive sans résister. -

Je vais l'amener à la même place que tout à l'heure. Cette fois, essaie de la cueillir au vol, si tu peux. T'es prêt ? -

Bien sûr ! Berthaud était déjà en position depuis deux minutes, depuis qu'il avait vu la truite virer sur le ventre.

- Vas-y mou quand même, ou ne sait jamais. Cette fois, je me méfie. Elle a peut-être encore plus de ressort qu'on croit.

- Faut pas exagérer. C'est pas un saumon.

Le Tondu, qui n'avait jamais pêchê le saumon, gui n'en avait même jamais vu se représentait pourtant ainsi sa défense.

Si c'était un saumon de 10 livres tu verrais ton 26 ceutièmes... Attention !

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La truite venait cette fois de virer à deux mètres de 1'épuisette. Elle fonça de nouveau irrésistiblement vers l'aval. -

La garce ! aboya le Tondu en donnant du fil.

Pas assez pour que le poisson réussisse à gagner les blocs de roche, mais trop pour l'empêcher, après un demi-tour imprévisible de gagner le barrage. Ça s'était fait trop vite

- Elte va bien finir par venir quand même ! Elle se crève toute seule cette imbécile !

Quelques instants plus tard, la truite venait eneore une fois à l'épuisette. Elle en vint à deux mètres. Puis, dans un dernier sursaut, elle repartit mollement vers le large avant de monter le ventre en l'air et de dériver au courant.

- Amène-là ! amène-là, bon Dieu ! Plus vite ! Tu vois bien qu'elle va aller se foutre dans les rochers !

- J'voudrais t'y voir, toi !

Le Tondu récupérait le poids mort le plus rapidement que lui permettait la résistance du nylon, c'est-à-dire eu pompant d'un basculement en arrière de son corps, d'un demi ou d'un tour de manivelle, puis d'un nouveau pompage...

- Tire-là vers le bord. Le courant, cette fois, facilita cette manoeuvre. -

Cette fois, les carottes sont cuites !... Mal cuites, alors ! Car arrivée de nouveau presque à leurs pieds, la truite ressuscita subitement et,.fonça vers le gros rocher moussu planté au milieu du remous.

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Le Tondu s'attendait si peu à ee qu'elle pique dans cette direction qu'il ne fit pas d'autre manoeuvre que celle de donner du fil. Il en donna dix mètres alors que cinq auraient largement suffi. Trop tard pour essayer de récupérer. La truite était passée sous la roche. -

Merde !... Chopin aurait jeté sa canne dans la rivière. Le Tondu, lui, resta là, figé dans sou dernier mouvement, prêt à pleurer eomme un gosse, une main rivée sur la poignée de sa canne à lancer, l'autre sur la manivelle du moulinet. -

Tu la sens toujours ? La réponse vint après quelques seeondes ! -

C'est le rocher que j'sens, oui !... Merde ! vingt' cinq fois merde !

Malgré sa rage bien compréhensible, le Tondu n'avait pas perdu tout espoir. Il gardait le fil tendu à se rompre et l'on devinait à son regard qu'il était prêt à rester une demi-heure ainsi s'il le fallait.

- Détends. C'est la seule solution. Peut-être qu'elle va sortir toute seule si tu détends.

- Peut-être aussi qu'elle va se décroeher.

- Foutu pour foutu...

- Tu erois ?... Et puis si, après tout.

Le Tondu détendit d'un tour de manivelle et le fil pendit lamentablement au bout du scion redevenu droit.

--C'est trop con !... C,était trop beau !... C,était une trop belle tïuite !...

- Ne soit pas défaitiste. On sait jamais.

- C'est tout vu. Elle est fichue. Merde ! Jraurais mieux fait de ne pas la toucher... .

Le Tondu y croyait pourtant toujours, cela se devinait à la manière dont il essayait de détecter un signe de vie au bout de la ligne,

Pas la moindre vibration d'espoir !... *

Donne-moi une cigarette.

Berthaud roula une cigarette qu,il mit entre les lèwes du.Tondu puis il en roula une-pour lui. -

Rien ?

- Zobi'! _

Lorsqu'il présenta la flamme de son briquet devant la cigarette du Tondu, Berthaud s'aperçut gue Ies lèwes de son compagnon tremblaient.

Merci, dit le Tondu après avoir aspiré avidement une bouflée de fumée.

La seconde d'après il crachait sa cigarette.

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- Elle y est toujours !

- Tu la sens ?

_ En guise de réponse, le Tondu désigna le fil du menton. .

Berthaud n'eut pas le temps de supposer ou de deviner quoi que ce soit aux vibrations du nylon. Le Tondu avait déjà donné un tour de manivelle et pompait.

- ElIe vient !- Ellè vient ! Ce n'était pas une constatatiou mais un cri de triomphe.

Trois secondes plus tard, effeetivement, la truite apparaissait le ventre en l'air à la pointe du rocher' - Ça alors ! Normalement, d'après l'ang1e de la canne et du nylon' la truite aurait dû venir plus à gauche' -

pris dans une branche ! - Merde ! j'ai vraiment toutes les poisses !"C'est pas une branche, e'est un arbre entier, oui ! La garce ! Èlle devait le connaître cet arbre et elle a réussi à s'en'ouler dedans.

Lorsque le Tondu donnait une traction plus forte une branche morte sortait de l'eau et vibrait au courant en même temps que la truite se plaquait contre le rocher, le ventre en l'air, en donnant de faibles coups de queue.

- Bon Dieu ! C'est bien ma veine !

- Essaie encore une fois de détendre'

Le Tondu essaya aussi de donner des à coups, de faire passer son nylon derrière le rocher, de tirer en montànt sous le barrage puis en descendant jusqu'à la gravière. Rien n'y fit.

- C'est vraiment trop con !"

Parfois la truite semblait reprendre vie, donnait un coup de gueule, un coup de queue, mais, épuisée immêdiatement, remontait aussitôt le ventre en l'air'

- ]e commence à en avoir marre ! Mais le Tondu tenait aussi à amener sa truite sur la berge et ne s'avouait pas encore vaincu

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' Cueille une branche de noisetier. On va essayer la combine de Tonton, fit-il en désespoir de cause.

La combine consistait à faire un cerceau avec la bran-che de noisetier, à passer celui-ci par le bas de la canne, puis à le faire glisser sur le nylon Ie plus loin possible avant de détendre un peu de manière à ce que le courant entraîne le tout. Cela réussit très bien lorsque l'on pêche vers l'aval et que l'on s'est pris sous une pierre en tirant vers l'amont. Mais là, le fil était pris dans une branche, qui se trouvait sous un rocher, lui-même se trouvant de trois quarts. Le Tondu essaya dix fois, vingt fois, sans plus de succès. Lorsqu'il tendait le fil en levant la eanne, l'anneau glissait bien jusqu'au rocher. Mais à peine détendait-il pour donner une prise au courant, que tout était en- trainé dans un angle de 45 degrés, ce qui l'obligeait très vite à relever la eanne afin de refaire glisser l'anneau contre le rocher pour soulager le fil.

Berthaud essaya à son tour dix fois, vingt fois, sans réussir mieux tandis que le Tondu, las, s'était assis sur la berge et fumait une cigarette.

- On n'va pas rester là jusqu'à la nuit, dit-il en se relevant et en reprenant sa canne dont il maintint le fil tendu. Il fixa quelques instants Ia truite qui ne donnait plus aucun signe de vie, puis le courant, puis Ia rive en dessous du ruisseau.

- Y a plus qu'une chance... Tu vas descendre en dessous du ruisseau. Avec ton pantalon tu peux facilement traverser. Tu vas te mettre au milieu du courant. C'est pas profond. Je vais casser et, avec un peu de pot,la truite va dériver et tu n'auras plus qu'à l'épuiser au passage. -

T'en es sûr, oui ! A peine va-t-elle se sentir libre qu'elle va repiquer et disparaître sous le rocher !... J'y vais !

- Où ça ? Sur le mince en bas du courant ?

- Non,, décrocher ta truite, dit Berthaud qui avait déjà débouclé son panier de pêche et tendait les bretelles de son pantalon de manière à ce que celui-ci monte le plus haut possible sur sa poitrine.

- T'es fou ! C'est trop profond ! -

Penses-tu. Je vais passer juste sous le barrage et descendre le courant. il n'y a pas plus d'un mètre cinquante de fond.

- Tu crois ?... T'es drôlement gonflé... Non. Laisse tomber, Je vais casser.

Déjà le Tondu avait posé sa canne et saisissait le nylon avec sa main.

- Fais pas l'andouille ! Si j'y arrive pas il sera toujours assez tôt. En passant sous le barrage je dois y arriver. Sûr.

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Quelques instants plus tard, après des acrobaties de funambule, à trois mètres du but, une pierre se dérobait sous le pied de Berthaud, et c'était le bain forcé ; le bain dans une eau glacée.

- Vingt Dieux qu'elle est froide ! lança-t-il en re-prenant pied.

Il avait de l'eau jusque sous les bras.

- Reviens ! Laisse tomber ! criait le Tondu de la berge. Fais pas le con ! Reviens !

Le Tondu était réellement effrayé, surtout qu'il sa-vait à peine nager et aurait été bien emprunté d'aller secourir son ami.

- Au point où j'en suis, c'est plus la peine.

- Avec ton pantalon plein d'eau, si tu perds pied, tu vas couler. Reviens !

- Penses-tu. Je flotte tout seul !

Et pour bien montrer quoil ne mentait pas, Berthaud, en trois brasses aidé par Ie courant, nagea jusqu'au rocher auquel il se cramponna d'une main.

- Quelle bête !... Elle ne risquait pas de se décrocher. elle est piguée au fond de la gueule... Bouge pas, mignonne !...

Berthaud glissa sa main libre dans l'ouverture des ouies et souleva la truite hors de l'eau.

- Tu te rends compte !... EIle fait plus de dix livres ! sûr !

Le Tondu, maintenant, pensait plus à la position de son compagnon qu'à sa truite.

* Reviens. Tu vas choper la crève. Par où tu vas revenir ?

- t'en fais donc pas !

Berthaud coupa le nylon avec ses dents, lâcha le rocher, laissa le courant l'entraîner quelques mètres et reprit pied au bas du remous. -

T 'as vu comme c'était simple !

De l'eau jusqu'à la poitrine, et parfois jusqu'au menton, il réussit péniblement à gagner la rive.

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- Attrape ta bête d'abord, dit -il au Tondu en présentant la truite à bout de bras. Le Tondu glissa sa main sous celle de Berthaud, assura sa prise et lança la truite derrière lui sur le terrain................................

..............................Tu crois que Janvier va acheter une bête pareille?

Avant de répondre le Tondu admira pour la vingtième fois la truite couchée dans l'herbe à côté des cannes à pêche et du panier.

- Tu parles s'il va l'acheter ! A mille cinq cents francs le kilo même, qu'il va me l'acheter. C'est moi qui t'le dis. Lui, il va te vendre ça à ses clients pour du saumon à j'sais pas combien la portion... T'as vu ce bec ? On croirait vraiment un saumon ! Cette fois, la comparaison était exacte. C'était à s'y tromper. -

Oui, fit Berthaud. C'est vraiment une sacrée truite ! J'aurais jamais cru qu'il en existait encore dans le Doubs.