Raoul Dhombres: la truite de saint Christol

 

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.....................Trutta monta en surface pour regarder cet essaim de mouches grises qui tombaient du ciel.Une truite la frôla, se contorsionna comme pour la narguer, fit un saut hors de l'eau, disparut vers la rive avec des écarts désordonnés. L'instinct de chasse de Trutta se réveilla. Nerveuse, elle fit deux ou trois zigzags. A quelques mètres devant elle, une autre truite gobait des moucherons noirs.

Les sens alertés de Trutta perçurent un léger choc à la surface. Une éphémère passa à deux doigts de sa gueule. La queue de Trutta vibra imperceptiblement, l'insecte se perdit dans Ie courant. Trutta dédaignait monter à la surface pour gober ces petites bestioles. Tentée parfois par le reflet d'une aile, elle aspirait le moucheron, dont la chair molle fondait dans la gueule tandis que les ailes craquaient contre la langue.

                                                                      

Nouveau choc moelleux. L'éphémère s'était posée sur l'eau, ses cerques rayaient la surface- Le courant la fit chavirer, elle coula doucement. A quelques centimètres de Trutta, elle roula sur elle-même, effrayée, voulut fuir et rama vers la rive. Il y eut un éclat de ses ailes. Trutta se déplaça sans hâte, ouvrit sa gueule et l'aspira. L'éphémère se piqua sur la langue. Une légèrc secousse dévia la tête de Trutta ; la mouche brune s'enfonça plus profond dans sa langue. la truite s'immobilisa, une force la tirait sans brutalité, craintivement. Trutta voulut cracher le noucheron qui la piquait, elle secoua la tête. La nême force offrit sa résistance passive, puis s'accentua, progressivement.

Trutta s'opposait à cette force en plongeant son corps à la verticale. Pendant deux minutes, elle se maintint dans cette position sans bouger, sa large queue déployée comme un drapeau. Il y avait plus de surprise que de crainte chez la truite. Lâ-bas, à vingt mètres, sur le gravier, par une adroite tactique, on avait évité l'attaque brutale.

Des rafales de neige tourbillonnaient au-dessus du Tarn.La nature n'était que silence. ,

Trutta nagea quatre ou cinq mètres vers la rive, sans hâte, descendit le courant comme désæuvrée. La force conservait le contact, sans aucun désir de commencer la lutte ; elle avait jaugé son adversaire; docile, elle suivait Trutta.

Poussée par un secret instinct, la truite se rttourna, remonta vers sa cave. Elle tirait derrière elle un fil nerveux qui cédait et s'allongeai{ sans fin comme un caoutchouc. Cette résistance la fatiguait sournoisement. Elle dépassa les premières pierres de la jetée. Sa course s'était ralentie, le poids du fil pesait durement sur sa langue.. Trutta se sentit immobilisée dans sa course en avant sans qu'augmentât la résistance ; on reculait sur le gravier en lui lâchant du fil. Impatientée, elle fit un brusque tête à queue. Un mou se produisit dans l'élastique et Trutta se crut libérée, mais le contact reprit sans à-coups et la truite, énervee, s'en alla zigzaguant dens la rivière.

Les truites fuyaient sur le passage dc Trutta. Puis, cachées sous les pierres, elles la regadaient évoluer, l'air terrible, avec sa gueule ouverte.

Trutta fario s'affolait, Cette force qui sa langue distendait son appareil respiratoire. Des bulles se résorbaient au fond de se gorge comme dans une éprouvette qui s'ouvre brusquement à l air. Elle gaspilla ses forces de longues minutes durant à louvoyer loin du rivage.

iLasse enfin, elle se posa sur une pierre au milieu du courant. Elle resta inébranlahh du gravier, déconcerté, on imprima au fil devives secousses. Les vibrations du fil se répercutaient jusque dans son ventre. Une secousse plus violente la décida à se décoller de la pierre. Elle fit un cercle et longea la rive.

                                                                                 

C'est alors qu'elle vit la silhouette de l homme , c'est alors que commença la vraie bataille. Le eorps de la truite vola dans l'air zébré par les flocons de neige. Il y eut trois «"plouf " sonorisés par le silence, l'eau jaillit par trois fois sous la lourde masse en révolte et ce fut le« démarrage ». Des bottes claquèrent sur le gravier comme après une perte d'équilibæ, une canne piqua du nez jusqu'à toucher la surface de l'eau, le fil glissa en s'échaufrant dans les anneaux, Trutta filait drnit vers son repaire.

A nouveau, l'élastique I'obligea à ralentir sa course. Ses forces se ressentaient des vingt minutes d'évolution dans la rivière.

On jugea là-bas que l'élastique ne devait pas toujours céder. On pouvait opposer à la truite une force aussi puissante que la sienne. Elle ne parvint même pas aux premières pierres de la jetée, elle fut renversée en souplesse, sans heurt, comme si l'élastique soudain tendu l'avait attirée en arrière. Le corps retourné fit un remous à la surface, le ventre blanc creva I'eau.

Une seconde peut-être, elle resta immobile, mais son ardeur à lutter ne se ralentit pas. D'un coup de queue, elle obliqua vers le large et fonça vers l'aval à toutes nageoires. Elle avait I'appui de son meilleur allié : le courant.

L'élastique s'allongea encore une fois ; une fois de plus, trente mètres de fil pesèrent sur sa langue meurtrie. Elle ne s'aperçut pas de la manæuvre habile, la faisant dévier dans sa course qui s'acheva dans un dormant.

Du sang remplissait sa gueule, gargouillait dans sa gorge. Elle bâilla, son corps se lova brusquement, l'asphyxie commençait.

La neige ne tombait plus. Le soleil se montra illuminant la vallée. Les pentes de la colline de Castelbouc se teintèrent d'ocre. Sur les terres labourées aux reflets fauves, des plaques de neige éüincelaient. Le long du rivage, les premières feuilles des aulnes luisaient comme des verres dépolis. L'eau reprenait sa couleur profonde de saphir.

Sur le gravier, I'homme plié en deux suivait la courbe inquiétante de sa canne, les muscles aussi tendus que le fil qui sciait l'eau, là-bas, en divaguant en tous sens. Au bout de ce fil. une truite luttait. Une truite dont la force et le poids l'amenaient à livrer avec toute sa science- toute son adresse de pêcheur chevronné, la plus grande bataille de sa vie. Les gouttes de sueur mêlées à l'eau de neige glissaient de son front et barraient ses joues comme des larmes. Son regard durci scrutait les profondeurs pour découvrir la truite.

Le spasme de Trutta révéla au pêcheur les premiers syrnptômes de la fatigue. Une lueur de joie brilla dans ses yeux. Un nouveau "départ" » de la truiüe ramena l'anxiété sur son visage. Le moulinet cliqueta éperdu. Trutta fit encore deux sauts hors de l'eau. L'homme les redoutait ces sauts inattendus qui lui faisaient perdre un moment le contact d'avec la truite, Pour éviter la reprise brutale, il abaissait -sa canne puis la relevait doucement quand la truite retombait à I'eau.

Trutta se dirigea à nouveau vers la jetée. Le pêcheur admira cet instinct qui la poussait vers son gîte où se trouvait le salut. Âux premières pierres , il freina sur la soie, fit jouer toute la force nerveuse du bambou refendu et renversa la truite.

Cette fois, Trutta se sentit vaincue. Bête noble, elle devait lutter cependant jusqu'au bout de ses forces. Un rocher coupait le Tarn en deux. Malgré I'opposition du pêcheur, elle parvint dans le remous qui se formait derrière la roche. Aidée par le contre-courant, elle se maintint là cinq minutes, c'est-à-dire des heures pour le pêcheur.

L'étouffement comprima soudain ses ouïes, son corps, raidi par I'effort, se détendit. Blle roula sur elle-mê{ne, un remous la porta en surface, flasque comme un chiffon.

Ensuite, elle obéit, docile à la force qui la tirait. A cinq mètres du bord elle aperçut la silhouette haie. Ce fut là son ultime effort, cette minute où son corps se débattit dans un jaillissement d'eau.

Une minute palpitante pour le pêcheur, la plus palpitante peut-être de la tutte. Que de fois dans ses batailles avec les truites, alors qu'il croyait la victoire assurée, il avait assisté à un magniûque décrochage à la suite de ces acrobaties "aéro aquatiques"

Il voyait Ia grande gueule rougie par le sang, le ventre charnu, le dos musclé, la queue brutal au milieu d'une eau qui bouillonnait comme sous I'aile d'un moulin. Il avait penché son bambou au ras de l'eau en Iaissant jouer le fil dans les anneaux à chaque soubresaut de la truite.

[,es réactions de Trutta mollissaient, ses cabrioles s'étiraient en longueur, la vie s'en allait de sôn corps. Blle se coucha sur le flanc.

Le pêcheur l'amena vers la rive. La fatigue pesait sur lui. Cette fatigue lui fit commettre une faute. Voyant la truite à ses pieds, à fleur d'?au, il tint sa canne droite avec très peu de "bannière" , avança l'épuisette. Trutta eut une terrible convulsion, le dernier spasme de l agonie- Sa queue heurta une pierre, son corps fut projeté hors de l'eau ; en retombant, tout son poids porta sur le bout du scion qui cassa net.

Le pêcheur crut à la fin du monde, mais Trutta restait là, le ventre en l'air, à un mètre de lui. EIle était morte. Morte dans l'eau sa mère nourricière qui caressait son corps en le berçant dans les vaguelettes du bord. !