E. Hemingway: la grande rivière au coeur double

 

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À présent l'eau glacée escaladait râpidement ses cuisses- Il avait devant lui la surface étale du trou d'eau ormé par le barrage de troncs d'arbres. L'eau était calme et sombre; à gauche, le bord inférieur du pré; à droite, le marais.

Nick se laissa aller en arrière, s'arc-boutant contre lecourant et tira une sauterelle de la bouteille. Il l'enfila dans l'hameçon et lui cracha dessus, par superstition. Fnsuite, il dévida plusieurs mètres de fil du moulinet et projeta la sauterelle loin sur l'eau rapide et sombre. Elle flotta vers les troncs d'arbres, puis le poids de la ligne tira l'amorce sous la surface. Nick tenait la canne de la main droite, laissant filer la ligne entre ses doigs. Il y eut une longue secousse. Nick ferra et la canne s'anima dangereusement, complètement recourbée, la ligne se tendant, sortant de I'eau, se tendant de plus en plus, le tout sous l'effet d'une traction vio lente, dangereuse et constante.

Nick sentit que le bas de la ligne allait casser si la tension augmentait alors il laissa filer. Le moulinet émit un cri strident, tandis que le fil partait à toute vitesse. Trop vite. Nick était incapable de contenir la course effrénée du fil, la chanson de plus en plus aiguë du moulinet à mesure que se déroulait la ligne. Quand apparut le noyau de la bobine, son coeur se vida, tant était grande sa surexcitation. Arc-bouté en arrière contre le courant glacial qui grimpait autour de ses cuisses, il freina du pouce gauche sur la bobine, de toutes ses forces. Il eut de la difficulté à passer le pouce à l'intérieur de l'armature du moulinet.

Alors qu'il accentuait la pression, la ligne se tendit et durcit soudain, et de l'autre côté des troncs d'arbres une énorme truite jaillit très haut hors de I'eau. La voyant sauter, Nick abaissa l'extrémité de la canne. Mais à un moment donné, baissant la canne pour allêger la tension, il sentit que la tension était trop forte; la rigidité trop grande. Naturellement, le bas de ligne avait cassé. Cette impression que la ligne n'avait plus de ressort et devenait sèche et raide ne trompait pas. Ensuite elle mollit!

La bouche sèche, le cceur effondré, Nick moulina.Il n'avait iamais vu de truite aussi grosse. Il y avait là un poids, une puissance impossibles à tenir, et puis cette masse quand elle avait sauté ! On eût dit un saumon. La main de Nick tremblait. Il moulinait lentement' L'émotion avait étê trop forte. Il sentit une vague nausée I'envahir et eut envie de s'asseoir. Le bas de ligne avait cédé à I'endroit où il était attaché à l'hameçon. Nick le prit dans sa main. Il songea à la truite, quelque part dans le fond, se maintenant en équilibre au-dessus du gravier, sous les troncs d'arbres, loin de la lumière, I'hameçon dans la mâchoire. Il aurait parié que la truite était en colère. N'importe quoi de cette tàille serait en colère. Ça, c'était une truite ! Elle avait été fermement accrochée. Ferme comme un roc. On eût dit un roc, d'ailleurs, avant qu'elle n'eût démarré. Bon Dieu, qu'elle était grosse ! La plus grosse que i'aie jamais vue, bon Dieu !

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.....................Le lit de la rivière était marneux et, entre les hauts-fonds, des herbes vertes ondoyaient dans le courant. Nick projeta la canne en fouettant derrière l'épaule, puis la lança en avant, et la ligne, se courbant en avant, déposa la sauterelle sur une des coulées d'eau profonde, parmi les herbes. Une truite mordit et Nick I'accrocha. Tendant la canne à bout de bras vers I'arbre déraciné, et pataugeant à reculons dans le courant, Nick manæuvra la truite, hissant la canne recourbée et vibrante hors des herbes dangereuses et la guidant vers l'eau libre. Tenant ferme la canne, maintenant vivante dans ses mains et agitée de soubresauts régu liers, il amena la truite. Elle repartait furieusement, mais perdait du champ peu à peu, la flexibilité de la canne cédant à chaque départ, agitée parfois de brusques saccades sous l'eau, mais l'amenant toujours. Nick cédait un peu de terrain à chaque échappée.

La canne droite au-dessus de sa tête, il conduisit la truite au-dessus de l'épuisette, puis souleva. La truite pesait lourd dans l'épuisette..., dos de truite mouchetée aux flancs argentés dans les mailles du filet. Nick la décrocha... flancs lourds, agrâbles à tenir en mains, gtosses mâchoires en galoche... et la fourra, palpitante et glissante énormément, dans le long sac qui pendait de ses épaules dans I'eau.

 

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Devant lui, tout contre la rive gauche il y avait une grosse souche. Nick se rendit compte qu'elle était creuse; braqué vers l'amont, le courant y penétrait sans heurts, ne faisant qu'un minuscule clapotis de chaque côté de la souche. L'eau devenait plus profonde. Le haut de la souche creuse était gris et sec. Il était en partie dans l'ombre.

Nick déboucha la bouteille aux sauterelles; l'une d'elles resta accrochée au bouchon. Il l'attrapa, l'amorça et la lança. Il tint la canne loin de lui afin que la sauterelle, entraînée par le courant, descende jusque dans le creux de la souche. Nick abaissa la canne et la sauterelle flottante pénétra dans la souche. Il y eut une forte secousse. Nick tira sa ligne en amont pour résister à la traction.

On eût dit qu'il avait accroché la souche, n'était l'impression que la ligne était vivante. Il essaya d'amener le poisson dans le courant. Il vint lentement, pesamment. La ligne mollit, et Nick crut que la truite était partie. C'est alors qu'il l'aperçut, tout près, dans le courant, qui secouait sa tête pour essayer de se décro- cher. Elle avait la bouche hermétiquement close. Elle se débattait contre l'hameçon dans l'onde vive et limpide. Reprenant du fil en I'enroulant dans le creux de sa main gauche, Nick lança la canne en amont pour tendre la ligne et s'efforça de conduire la truite au- dessus de l'épuisette, mais de nouveau elle avait filé, hors de vue, la ligne pompant sans arrêt. Nick la travailla à contre-courant, la laissant frapper I'eau et lutter contre l'élasticité de la canne.

Il fit passer la canne dans sa main gauche, amena peu à peu la truite, retenant son poids, luttant avec la canne seule, et findement la lâcha dans l'épuisette. Il la souleva hors de I'eau - lourd demi-cercle dans l'épuisette, l'épuisette ruisselante