H Jaouen:      Aux armes écolos

 

................On a vu la ligne atteindre la rive d'en face et s'artêter de filer. Bloquée

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Lulu l'a tendue à la limite de la rupture, en donnant des petits coups, pour chatouiller 1es dents du saumon et f inciter à reprendre sa course. Rien. Au lieu de la résistance musculeuse de la bête, ce1le d'une masse inerte. Chuis accroché. C'est cuit. Invisible comme le nuage radioactif de Tchernobyl, la consternation s'est abattue sur nos têtes. Le paysage est devenu tout gris. La canne de Lulu demeurait courbée en forme de point d'interrogation. L'ingénieur a ramené sa science.

Grand A, a-t-il ricané, ta ligne s'est entortillée dans lès racines.

******Hypothèse A-1, le saumon est toujours au bout.
******Hypothèse A-2, 1e saumon n'est plus au bout.
******Conclusion : que 1'une ou 1'autre des hypothèses soit valable, de toute façon tu l'as perdu. Tu n'as plus qu'à casser.- C'est toi qui me les casses, a répondu Lulu, mais sans acrimonie, avec un fatalisme de très mauvais augure. Ouais, y â plus qu'à casser, plier les gaules et s'allonger sur son lit de mort en attendant la fin. -
Objection ai-je lancé. Si l'hypothèse Â-1 est valab1e, tl faut aller voir sur place. Peut-être qu'il ya une chance de décrocher la Jigne, et même de récupérer le saumon. -
Ma pauvre petite, qui va y aller ? Toi ? -
Parfaitement, moi ! Et Gwendal !
Il a verdi. - Hein ? Mais j'ai pas de maillot. -
Moi je me déloque, toi tu fais comme tu veux.
j'étais tranquille, j'avais en dessous mon petit coordonné culotte et soutif à fleurs, aussi opaque qu'un maillot de bain.
Gwendal, rouge de pudeur offensée, a suivi 1'exemple. Il était mimi en caleçon. Un caleçon à fleurs, aussi. On était au diapason. -

Faites attention, a dit Cricri, vous n'aurez peut- être pas pied partout. -
On nagera !
On s'est mis à l'eau. Brrr ! El1e n'était pas chaude, mais pas plus froide que la Manche à Trégastel où l'on va parfois se rafraîchir les jours de canicule, c'est-à-dire une fois tous les trois siècles. Le lit de la rivière était inégal. Par moments on avait de l'eau jusqu'aux genoux, par moments on s'enfonçait jusqu'au cou. En suivant Ia ligne du crin tendu, ort a tracé notre chemin à travers les herbiers et les renoncules, jusqu'à la berge opposée. Là, il a bien fallu plonger en gardant les yeux ouverts. Le crin était bel et bien entortillé. Non pas autour de racines, mais d'une grosse branche de peuplier immergée! Catastrophe ! En revanche, on a pu vérifier le côté positif de l'hypothèse A_1 : le saumon,était toujours au bout!Àu bout de deux mètes de fil, la cuiller dans la gueule, il tirait comme un bæuf en ondulant comme une. une sirène.
On a refait surface. - Ouais ! Le saumon est toujours là ai-je crié. Accroché à une grosse branche ! Fais gaf{e, Lulu, on va essayer de la dégager... Mon idée, c'était de ràmener le tout vers Lulu, et de balancer la branche sur la berge, et le saumon avec. - À toi, mon lutteur de foire, ai-je dit à Gwendal, montre-nous ta force - Oh ben, a-t-il rechigné. - Quoi, tu le veux ou pas ton baiser français ? - Okay ! Il.a plongé. Tel Samson empoignant les colonnes du temple avant que je ne sais plus quelle salope lui coupe les cheveui, il a saisi la branche comme si c'était, je suis sûre, mon corps virginal quil enlaçait.
Sous l'eau, à l'horizontale, en s'appuyant des pieds. contre la berge, il a tenté un "lamm" , le résultat parfait, au gouren : l'adversaire chute sur le dos et touche le tapis, omoplates comprises. C'est la victoire immédiate. En l'occurrence, bernique ! L'adversaire ne bougeait pas d'un pouce et de son côté le saumon continuait de gigoter. J'ai plongé à mon tour et tout d'un coup la branche s'est décrochée du fond. Elle s'est soulevée tout doucement, flottant entre deux eaux, et le courant l'a emportée. Ainsi que le saumon ! - Attention Lulu ! T'as la branche et le saumon au bout ! Hélas, c'était trop. Tsing ! Le fil a cassé. On a crawlé crânement pour dépasser la branche avant qu'elle n'atteigne les rapides et les chutes vertigineuses du Niagara. On 1'a captée dans un endroit où on avait pied et on a mis nos têtes sous l'eau. Le saumon gigotait toujours au bout de ses deux mètres de fil, mais...

Horreur ! Le nylon était en train de se désentortiller de la branche. Je l'ai attrapé, à deux mains, et Gwendal aussi. Quatre mains valaient mieux qu'une. - Cricri ! Cricri ! L'épuisette ! Ramène-toi avec ! On a le saumon au bout du fil! N'écoutant que son courage, elle s'est mise à l'eau. Tout habillée. On a tiré sur le fil pour faire monter le saumon à la surface. Il flageolait de la caudale. Se débattre contre la branche l'avait ratatiné.

Sachant que c'était la vie de son Lulu qui était en jeu, que si elle ratait son coup il se pendrait à une branche basse d'un chêne sacré, d'un geste vif et précis Cricri a glissé l'épuisette sous le saumon et hop il était dedans. -
Ouais !
Cri de victoire prématuré ! Emportée par son élan, Cricri est tombée en arrière. Spash !^

Gwendalino et moi on n'a même pas réfléchi une nano seconde. On ne s' est pas posé la question tragique qui se pose lors d,ùn accouchement difficile : faut-il sauver la mère ou l'enfant ? On n'a fait ni une ni deux : il fallait sauver le grand-père et tant pis pour la grand-mère ! Qui, soit dit à passsant, nage comme une otarie...

On s'est jetés griffes en avant sur le filet de l'épuisette. On l'a agripée. On l'a tenue, l'épuisette. On l'a soulevée-tous les deux, et puis j'ai laissé Gwendal la brandir bras tendus au-dessus de sa tête, indifférent aux coups de. queue que lui donnait le saumon, geste de victoire dont les lutteurs bretons sont coutumiers puisque aussi bien le vainqueur d'un tournoi de gouren gagne un bélier qu'il doit soulever à bout de bras, et c'est pourquoi ce bélier est souvent un mouton d'Ouessant, une race naine, comme chacun sait.


Cricri s'est relevée. Il ne restait plus qu'à regagner la berge. Gwendal a déposé, telle une offrande, le saumon âux pieds de son vainqueur.

Lulu en est tombé à la renverse, les bras en croix. Les yeux fermés. Rigide, déjà ? Non pas, Son ventre tressautait, il se bidonnait, cette fois aucun doute, nous étions tous sauvés.

Sauf le saumon. Sur lequel l'Ingénieur se penchait, pour lui prélever quelques écailles, savoir si c'était un saumon de première ou de deuxième remontée... Qu'est-ce qu'on en avait à f ..., ???