V. Lalu: Le sorcier de Vesoul

 

Il arrive parfois qu'à l'image des hommes, certaine truites entrent dans la légende de leur vivant

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Ainsi en fut-il de la Tordue, truite mâle de neuf livres qui régna années durant au pied du pont de Montgesoye dans le respect et l'admiration de tous. Certains des habitants de ce petit village de la haute Loue entre Ornans et Vuillafans etnotammentceux qui travaillent à la cimenterie proche de la rivière ont perdu ce mercredi 55 juin 1968 un être tout à fait proche.

 

<< Ce jour-là, raconte Henri, je pêchais avec Totor, mon coiffeur de Vesoul. Nous avions en partant appris par la radio l'assassinat de Bob Kennedy. On savait seulement qu'il était très grièvement blessé et avait peu de chance de survivre..J'avais pris trois jolies truites le matin, mais Totor était bredouille, victime sans doute du temps très chaud et lumineux. On allait se retrouver pour casser la croûte près de la 2 CV rangée derrière l'ancienne gare, j'avais même commencé à sortir la glacière, et ouvert les boîtes de sardines, lorsque je vois Totor arriver tout fébrile et n'arrivant pas à parler.

« Eh bien Totor, que se passe-t-il ?

- Il y a une truite comme ça au pont, jamais vu un engin pareil. Et en plus je crois bien qu'elle prend des mouches (ses bras écartés indiquaient un poisson de 1,50m au moins).

- Allez Totor, bois un coup va, tu dois avoir une petite hallucination, ça va passer. - Non, non, venez voir ça, c,est un monstre. >>

On s'amène sur le pont. Juste à la jonction dun bras de la Loue, il y avait bien un très gros poisson, en surrface. Il était tordu et noir, noir comme de l'encre. Et il se déplaçait, lentement, maladroitement presque. Il faisait dans le léger courant une sorte de Z au ralenti, comme un éclair lent. C'était très bizarre. Arrive un pêcheur qu'on n'avait pas encore remarqué.

« Mais c'est la Tordue !

- La Tordue, qu'est-ce que c,est que ça ?

- Ben oui quoi, la Tordue, il y a dix ans qu,elle est là, tout le monde la connaît ici. Elle n'était plus sortie depuis un moment.Je croyais même qu'elle était morte. : cette truite-là, monsieur, je l'ai piquée plusieurs fois, elle m'a toujours cassé sans avoir jamais à donner toute lsa force!

Pendant que le gars du pays nous parlait, je regardais la Tordue. Elle prenait effectivement des nymphes,, des grosses nymphes de mouche de mai qu'elle semblait cueillir de façon un peu maladroite au moment où j les bestioles s'envolaient du fond vers la surface de la rivière pour y préparer leur second envol. Le vrai.

 

Je ne pouvais pas l'attaquer depuis le pont. Il me fallait faire le tour plus haut, revenir à la gare, traverser plusieurs bras qui entouraient une sorte de presqu'île, redescendre en amont de la truite, à la pointe de l'ilot en terrain découvert puisqu'aucune végétation n'avait pu à cette époque s'implanter sur cette langue de terre que la moindre montée d'eau recouvrait. Je fus à pointe de l'îlot en moins de cinq minutes, courbé deux pour éviter que la truite ne me repère. Elle était tout près, encore plus grosse, encore plus noire. Je voyais, à chacun des petits écarts qu'elle faisait pour gober les nymphes, sa silhouette s'imprimer dans les rayons du soleil,

Il me sembla qu'elle avait bougé au premier passage de la grosse nymphe à corps gris, mais je n'en étais sûr car je fouettais presque à plat ventre. J'ai pensé à moment-là que l'hameçon de ma nymphe était un peu rouillé. C'était idiot, puisque je venais d,enlever mon bout de 16/100 pour mettre à la place un long morceau de 20/100. Mais j'avais pris certe précaurion machinalement car je ne me donnais guère de chance de venir bout d'un tel engin.

Du haut du pont où il était resté, Totor hurlait « Elle a bougé, elle a bougé. » J'avais bien vu qu'elle bougeait mais il n'était pas sûr que ma mouche fut responsable de ce déplacement. Mon premier posé m'avait paru un peu court, je sortis un peu plus de soie et lançai au-delà de la truite ce qui etait, je l'appris plus tard - exactement ce qu'il fallait faire car la Tordue était borgne. Ce quasimodo des ondes cumulait les infirmités, c'était peut-être là, paradoxalement, le secret de sa longévité.

Cette fois j'ai bien vu le déplacement, j'ai ferré: nom de Dieu je tenais un banc. Mon 20/100 est devenu tout raide, comme un trait entre ma canne et l'eau. Et nous sommes restés comme ça pendant deux ou trois secondes, une éternité, avant que je sente que le banc, un banc comme ceux que l'on trouve parfois au bord de la Loue, allait bouger.
Et puis elle a fait surface dans me sorte d'explosion. La Tordue a surgi au milieu d'un geyser de gouttelettes. On aurait dit un marsouin tout noir qui serait venu en visite au royaume des truites après avoir remonté le Rhône, la Saône, le Doubs, puis la Loue.
La Tordue ne ressemblait vraiment pas à quelqu'un de la région. Et elle me montra qu,elle voulait s'en aller.

<< Tu l'as, tu l'as », criait Totor qui me tutoyait d'émotion. Je m'apprêtais à tempérer son optimisme quand, sans doute pour donner du poids à des paroles que je n'eus jamais le temps de prononcer, la truite décida de partir en campagne. Elle entreprit tout d'abord de longer le pont. Elle avançait à la façon d'un tracteur et donnait l'impression d'être irrésistible. Elle ne songea pourtant pas à s'enfiler sous l'une des trois arches où elle aurait trouvé dans les entrelacs de branches et de rochers le moyen de me fausser définitivement compagnie. Non, sûre de sa force, il lui semblait répugner de recourir à la ruse.
La Tordue passa devant les trois arches de pierre, obliqua au bout de pont, se mit à remonter à la même allure impériale le long des arbres morts qui bordaient jusqu'à ces dernières années la rive opposée.

J'avais débandé le ressort de mon moulinet, baissé ma canne, je suivais avec de l'eau au ras des cuissardes, c'est tout ce que je pouvais faire. Un des grands arbres morts faisait une avancée sur la rivière à cent mètres environ de là. Elle y arrivait en achevant de vider la réserve - le backirg - de mon moulinet. J'étais sûr à ce moment que notre histoire allait s'achever là. sur ce tronc pourri dont les racines et les branches mortes serviraient d'abri. Dans une manæuvre désespérée, je donnai un peu de mou puis tirai de côté pour déséquilibrer et lui faire changer son cap. Autant vouloir remorquer un super tanker avec un pédalo, tirer le Paris-Vintimille avec un solex. La truite pourtant changea de direction, non qu'elle eût réellement perdu son équilibre, mais ce petit jeu devait la divertir et elle ne paraissait pas très pressée d'y fin.

Mon tracteur traversa la rivière, fauchant herbiers au passage.J'en profitai pour récupérer un de fil et rebander le ressort du moulinet. Occupé à délicate opération, je ne vis pas tout de suite q nouveau danger nous attendait de l'autre côté de Loue : la Tordue filait droit sur un autre arbre carrément immergé celui-là. Il était beaucoup plus et menaçant que l'autre et mon 20/100 ne faisait pas poids. La truite délaissa cette nouvelle issue, comme si décidément elle n'avait besoin que de sa seule pour venir à bout d'un modeste pêcheur à la mouche Elle revenait maintenant vers moi à la même vitesse après avoir dédaigneusement passé le grand arbre en revue. C'était assez vite pour que je parvienne à faire rentrer dans mon « Abeille » toute la soie qu'elle avait empruntée. Ce nouveau sprint s'acheva à un mètre cinquante de l'endroit où je me trouvais, figé par le trac et la concentration. L'espace d'un instant, nous avons été face à face et elle me parut encore plus grosse. Je ne cessais de me répéter que jamais dans ma vie de pêcheur je n'avais tenu un tel sous-marin.

Les curieux commençaient à arriver sur le pontJ'entendais vaguement les bruits d'une conversation qu'ils avaient avec Totor. « il ne l'aura jamais, c'est la Tordue. Il y en a ici qu'elle déjà cassés dix fois... - Vous ne le connaissez pas, répondait Totor, c'est Bresson.. »

Et cette évocation de ma réputation, loin de me donner du courage, augmentait encore mon angoisse et la certitude que le monstre une fois sa promenade terrminée allait, en reprenant sa liberté, me livrer aux" sarcasmes des pêcheurs du pays. Qu'est-ce que c'était ce type qui voulait prendre la Tordue avec une canne à mouche ? Un poisson qui démontait le matériel à brochet ! Il allait voir ce qu'elle allait en faire de sa canne à mouche. Son bambou refendu, il pourrait bientôt allumer son feu avec.
Totor, dont l'excitation ressemblait à celle d'un supporter qui accompagne son équipe lors d'un déplacement diflicile, me défendait avec passion. Il avait maintenant affaire à tous ces ouvriers de la cimenterie qui avaient quitté leur poste pour assister à l'événement. Au total, une cinquantaine personnes accoudées au parapet du pont suivaient en direct le match qui m'opposait à la vedette locale.

La Tordue reprit le même chemin : les trois arches, la rangée d'arbres, le premier arbre mort, le deuxième arbre mort. Je refis les mêmes gestes : débander le Moulinet, baisser la canne, rebander le moulinet, tirer sur le côté, reprendre ma soie. Je commençais à retrouver un peu de confiance en moi, à me dire que peut-être j'avais une chance ? Elle était trop sûre de sa force . Elle venait de faire un tour de cinq cents mètres à toute vitesse. En courant derrière elle pour faire franchir tous ces obstacles à ma soie, je me disais qu'il faudrait bien qu'elle s'arrête un jour, que les sprinters finissent toujours par se remettre au pas et qu'il me suflisait d'être patient.

Au début du troisième tour, elle n'avait pourtant toujours pas décollé du fond. Elle continuait de creuser son chenal dans le lit de la Loue, par 1,50 m d'eau- Le 20/l00,la soie et parfois le backing tendus comme cordes de l'arc auquel ma canne en bambou recommençait effectivement à ressembler. Sur ce point moins les gens de Montgesoye avaient raison : ma 8 pieds ne s'en remit jamais, elle laissa dans l'aventure son nerf et son profil et entra le soir même au musée des articles de pêche.

Je ne réussis qu'au troisième tour à lui raccourcir ses virages. La cadence, elle, n'avait pas changé et la Tordue tenait bien le fond. Ce n'est q'en arrivant sur moi à la fin de cette troisième rotation qu'elle consentit enfin à venir faire un tour en surface Le choix de se montrer si près de celui qui voulait l'arracher à sa rivière me sembla relever une nouvelle fois de la provocation. Elle apparut, comme à l'instant de son ferrage, dans une cascade d'étincelles liquides roulant sur elle-même par deux fois, manæuvre qui aurait sûrement brisé le fil du bas de ligne si je n' anais baissé la canne à temps.

Elle me parut encore plus grosse et, malgré cette impression, je sentis que la victoire était en train changer de camp. Mon tracteur avait des ratés. Du haut de son pont, Totor me demandait des instructions

<< Viens... je crois que tu peux venir maintenant, fais attention quand tu arriveras. >> En principe il faut bien quatre minutes pour faire le tour, en se pressant. Cinq secondes plus tard, il était là: la demi-heure que je venais de vivre m 'avait semblé durer trois minutes

. Je lui passe ma raquette, une épuisette immense qui datait de l'époque où j'étais professionnel - là-dedans truite de quatre livres rentrait comme une sardine et je lui dis : << Va te poster à genoux à la pointe de l ile, mets la raquette bien dans l'eau et surtout ne bouge plus, pas un geste. Je vais te l'amener tout droit deans. >Je regardais mon Totor à genoux dans la Loue comme une ursuline à Saint-Pierre de Rome attendant une bénédiction papale. Totor me paraissait seulement plus recueilli que ne le seront jamais toutes bonnes sæurs de la chrétienté. Sur le pont, il y avait maintenant une véritable rangée de spectateurs qui retenaient leur souflle en se disant qu'ils étaient peut-être en train d'assister à un événement extraordinaire : la {in de la Tordue.

Effectivement, elle commençait à se laisser tirer tout doucement en surface, n'offrant plus comme résistance que l'inertie de sa masse. Je l'amenais maintenant vers l'entrée de l'épuisette en encourageant Totor à rester bien calme. I0 m,5 m,3,2, 1. Et c'est là que Totor craqua : il voulut la faire entrer dans le filet par la queue

Ce fut la dernière révolte de la Tordue. Cela aurait être la bonne. Heureusement, Totor avait eu le réflexee de vite retirer son épuisette. La truite a redémarré, dans un bouillon de vase, si dense que je ne voyais même plus le poisson auquel cette maladresse de n co-équipier semblait avoir redonné des forces. L'eau était noire de tout ce limon accumulé à la pointe de l'île et que la Tordue nous envoyait à la façon d'un poulpe qui jette son encre. Je dus débander une nouvelle fois le ressort du moulinet: la Tordue faire son tour d'honneur. Il faut dire qu'elle le méritait : toute cette tension accumulée, depuis le momenr où elle avait pris ma nymphe ne pouvait dénouer son ressort d'un seul coup Le public sur le pont n'aurait guère apprécié un final aussi plat. Il fallait à son idole une sortie digne de saréputation. Au-dessus de ma tête, quelques spectateurs se reprirent à espérer.

Ils avaient tort : la Tordue elle-même n'y croyait plus. Ce fil si mince dont elle avait sous-estimé la résistance lui tenait lieu de laisse et entravait sa nage Elle était comme ces trolleybus que leurs perches emprisonnent. Sauf que son prochain arrêt seràit doute le dernier: la Tordue manquait de jus.

Elle vint une deuxième fois à l'épuisette, non sans que j'aie prévenu Totor de ce qui l'attèndait s'il me la ratait encore : << Par la tête, Totor, par la tête ! » Le pauvre était toujours à genoux dans l'eau, les cuissardes pleines et avait plutôt besoin qu'on lui soutienne le moral _ « Allez Totor, bouge pas, la voilà, je te l'amène, allez Totor, n'oublie pas, par la tête, la voilà, la voilà, tu l'as...

- Oui,... décroche. >»

La Tordue, qui décidément avait une conduite d'échec, s'était décrochée dans l'épuisette.

Montgesoye prit le deuil.