J.P. Pequegnot Mémoires d'un pêcheur au fouet.

 

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Les ombres étaient actifs, une bande de canards probablement d'origine sauvage, mais peu farouches, picoraient eux aussi tranquillement les éphémères en surface. Nous nous précipitâmes sur nos cannes et nos moulinets et fûmes vite équipés. Gérard Garnier, premier prêt, décida de tenter sa chance sur les plus proches poissons qui n'avaient pas l'air vilains du tout et gobaient avec ardeur.

Une dizaine de canards familiers disputaient les subimagos aux ombres en plein milieu du courant. Quand le pêcheur entra dans l'eau, ils s'écartèrent avec quelques coins-coins réprobateurs. Garnier commença à fouetter et plaça parfaitement sa mouche sur les ombres. I1 n'eut aucun succès en dépit d'un bon nombre de passages tout à lait corrects. Ces poissons se trouvaient à quelques dizaines de mètres en aval du pont et en face du parking où tous les pêcheurs de l'Unec s'arrêtaient. Ils s'y connaissaient en mouches, vraies et fausses, et le montraient on ne peut plus clairement. Les canards, qui étaientchez eux et que cette intrusion dérangeait dans leur petits goûter, se rapprochèrent. puis se réinstallèrent carrément sous le nez du fouetteur, puisque c'êtait 1à, sur la veine principale du courant, que les éphémères êtaient les plus concentrés. Les ombres non plus n'abandonnaient pas la position. Pas du tout intimidés par ces présences en déflnitive familières, ils continuaient à moucheronner. Aucun signe de découragement non plus du côté du pêcheur qui plaçait, impavide, son artificielle au milieu des insectes, des poissons et des canards

. L'idée me vint que la ligne pouvait se prendre dans les larges pattes palmées d'un des canards, provoquant quelque regrettable événement. Mais personne ne pensa qu'un canard pût gober la mouche artificielle à la place d'un ombre. Ces oiseaux ont une vue perçante : comment prendraient-ils une fausse mouche. quand même assez caricaturale, pour une vraie ? C'est pourtânt ce qui se produisit. Un canard finit par gober l'artifrcielle parmi les naturelles, le pêcheur ne put contenir son réflexe de ferrage et le volatile se trouva bel et bien anelé à un 16 centièmes tout neuf. Devant les trois humains stupéfaits, il commença par protester bruyamment sur place en agitant les ailes. La prise tenait bon.

Alors nous vîmes quelque chose d'inouï. Le canard, ou plutôt la cane, car c'était une femelle sans doute jeune et un peu naïve, prit son vol, éperdue, et s'éleva au-dessus de la rivière, aù niveau et enfin par-dessus les arbres bordant la rive opposée. Le moulinet Hardy Princess criait comme jamais il ne l'avait fait et tous les autres canards lançaient des coins-coins à serrer le cæur du chasseur le plus endurci. Soudain la cane, qui s'était élevée à une hauteur d'une dizaine de mètres, peut-être plus, se trouva au bout de son effort et, déséquilibrée, s'abattit sur l'eau comme un oiseau tiré. Le bas de ligne tint encore bon, elle était toujours prise.

Après un peu d'agitation sur place, elle reprit son voI. Ce nouveau décollage fut moins brillant que le premier et se termina êgalement par une chute cornme une pierre devant les camarades canards, toujours bruyamment éplorés. Le pêcheur ne disait rien, mais donnait du fil ou rembobinait, travaillant le canard sur l'eau ou en vol exactement comme une belle truite sous l'eau. Il n'y avait rien à îaire d'autre dans cette situation complètement surréaliste.

Les deux spectateurs, après un temps, de malaise et d'incrédulité, n'en purent plus et tombèrent d'un seul coup dans le fou rire. Nous étions affalês sur la berge, criant : " Ce n'est pas vrai!. Ce n'est pas vrai ! , I1 nous fallut bien reprendre nos esprits. Garnier était réellement chaviré, mais, s'il n'arrivait pas à rire, il venait à bout du canard qui s'épuisait et s'approchait du bord comme un poisson vaincu.

Le moment arriva où jouant le rôle de ghillie, je pus le prendre à deux mains et l'immobiliser. L'hameçon avait complètement transpercé le bord du bec et l'oiseau ne risquait pas de se décrocher.

Pendant que tous les canards de la bande continuaient à quelques pas à prodiguer à leur copine un soutien vocal qui me mettait très mal à l'aise, j'essayai d'extraire le numéro 14 frn de fer et frnalement, dus casser la tige.

 

La cane, épuisée, rejoignit sa famille qui l'accueillit avec une joie visible et audible. Il n'y avait plus qu'à féliciter l'auteur d'une prise aussi exceptionnelle.