Le petit chevesne,

 

Glissé sous un vieil aulne, l’enfant se dissimula derrière le tronc et lança sa ligne. Il venait de glisser un petit ver de terre sur l’épingle tordue qui lui servait d’hameçon, quelques mètres de fil de couture blanc accrochés à une fine baguette de noisetier, et il était tout heureux. A ses pieds, une bande de jeunes chevesnes folâtraient dans peu d’eau, au ras des racines des arbres de la berge. La ligne tomba avec un petit plouf qui suffit à apeurer les poissons qui s’enfuirent en un éclair.


Dépité, le gamin se releva et alla tenter sa chance un peu plus loin. Cette fois ci, il laissa couler doucement son appât. Les poissons ne réagirent même pas. Au bout d’un moment toutefois, l’un deux s’approcha du petit ver, l’observa en tournant autour, et… s’éloigna. Il en fut de même toute l’après midi.
Désappointé, l’enfant rentra pour le diner. Replié sur lui même, il ne fit aucune objection pour se coucher tôt. Sa petite chambre donnait sur l’arrière de la maison, et par la minuscule fenêtre, de son lit, il pouvait apercevoir le bas de la prairie, où scintillaient les eaux de la rivière bordée par la forêt de vieux chênes sur le versant opposé. Enfoui sous l’édredon de son vieux lit bateau, il mit longtemps à s’endormir. Les pensées encombrées de petits poissons frétillants.

Au petit matin, réveillé par les premières lueurs du jour, son petit déjeuner prestement avalé, il arpentait dans la brume matinale, la rive longeant la prairie. Avec des ruses de sioux, il avançait, se cachant derrière les arbustes, reculant parfois pour ne pas être vu, avançant doucement, doucement la tête, juste pour donner un petit regard furtif. Au bout d’un moment, sa quête fut récompensée. Juste à quelques pas de lui, s’ébattaient de joyeux et insouciants poissonnets. Repérant bien leur cour de récréation, il s’allongea dans l’herbe, et d’un geste calme, il lança délicatement son appât en amont. Emporté par le courant celui ci dériva, et vint longer la bande de petit chevesnes. Au grand désespoir de notre gamin, ceux ci restèrent indifférents, mais, au dernier moment, l’un deux se laissa glisser vers l’esche, et prestement n’en fit qu’une bouchée. Fébrile, notre jeune pêcheur leva sa canne, et notre poisson voltigea dans les airs, se décrocha, et tomba dans l’herbe aux cotés de notre héros. Celui ci l’attrapa, et le portant devant ses yeux, l’observa. Quelle ne fut pas sa surprise d’entendre une petite voix « Ne serre pas si fort, tu me fais mal » « C’est toi qui parle ? » « Et qui crois tu donc que ce soit ? Aie !...Serre pas si fort, j’te dis. » Le poissonnet à la main, il regardait les autres affolés, nager en ronds. Tout d’un coup, il n’eut pas envie de le séparer des autres. Pourquoi allait il mourir, lui, séparé de ses frères. Emu, tremblant, il le remit doucement à l’eau.

 

Plus tard, plus grand, sa passion pour la pêche tint une grande place dans sa vie. De nombreuses fritures garnirent sa table. Il fallait bien se nourrir, et aucun de ces poissons ne lui avait parlé. Jusqu’au jour où…

Deux Saint Laurent plus tard, au cœur de l'été, il pêchait à quelques coudées du vieil aulne, quand le bouchon s'enfonça. Avant qu'il n'ait eu le temps de réaliser, une tête connue sortie de l'eau. "Mais, c'est pas vrai, être embêté, même le jour de mon mariage, et pendant le banquet en plus" "Oh ! Pardon, je ne t'avais pas reconnu" dit le pêcheur. "Bon, ce n'est pas grave, mais, tu le comprendras, je ne m'attarde pas. Qu'est ce que tu attends pour me décrocher ? Il faut que j'ouvre le bal." "Voila, voila ! Excuse moi, mais pour me faire pardonner, j'ai mon harmonica avec moi, pour ton mariage, je vais jouer de la musique" "D'accord, merci. Aïe ! Ça pique, t'as pas oublié l'ardillon ?" Et ainsi, assis sur la berge, les poissons virevoltant à ses pieds, notre pescadou joua toute l'après midi, pour le bal de son copain, le petit chevesne devenu grand.

Jamais deux sans trois, dit le proverbe, le printemps suivant, par un beau jour de mai, revoilà notre pêcheur au bord de sa rivière préférée, et ce qui devait arriver, arriva... « Encore toi, j’aimerais bien que tu arrêtes de t’acharner après moi, et que tu me relâches. » « Et pourquoi donc ? » « Parce que je viens d’être papa, et qu’il faut que je garde ma progéniture. Ça ne t’est pas venu à l’esprit, grand dadais ? » « Tu me fais rigoler. Mais d’accord, je vais être bon prince. Et comment s’appellent tes rejetons ? » « Igloo, Picard, quand au dernier, je n’avais pas encore trouvé, et toi, comment t’appelles tu ? » « Jean Pierre » « Bon je vais l’appeler Jean, en ton honneur.... Pierre c’est un nom de pêcheur, et ça risque de lui porter malheur. » « Comme tu veux. » Et le relâchant « Allez, et fais attention à toi, il y a des fils invisibles maintenant » « Sympa, merci. Mais s’il te plait, utilise des hameçons sans ardillons la prochaine fois, tu as encore oublié » Et c’est ainsi que notre ami, pour la troisième fois relâcha « son » poisson, devenu son ami.

A nouveau le temps passa. Dorénavant, il relâchait systématiquement toutes ses prises. Ses cheveux blanchirent, moins leste, il lui fallait parfois s’aider d’un bâton pour traverser le gué, ou s’avancer au milieu d’un courant. Qu’importe, il était heureux au milieu de sa rivière, observant la vie grouillant alentour. Depuis longtemps, il avait pris l'habitude de venir s'assoir, en fin d'après midi, sur la rive, et là, de parler à "son" poisson. Les discussions se prolongeaient souvent tard, jusqu'à la nuit. Ils parlaient de tout, de la vie qui était dure, des petits plaisirs, des enfants, des crues. Notre pêcheur parlait de l'évolution de l'humanité à son ami étonné et qui posait des questions pleines de bon sens. "Pourquoi les hommes sont ils si bêtes, et ne tiennent ils pas compte des leçons de l'histoire ?" Ils se séparaient méditatifs, impatients de se retrouver le lendemain

Un jour le poisson ne revint plus, la crue emporta le vieil aulne, et le petit buisson de buis. Le pêcheur raccrocha sa canne au dessus de la cheminée. Il passait de longues soirées devant les bûches rougeoyantes, à réfléchir à sa vie, à méditer. Il en parlait avec ses petits enfants, leur racontant ses voyages, ses découvertes, et le plaisir de revenir sur les bords de sa rivière. La longer, observer gardons, rotengles, et ablettes, occupait ses fins d’après midi. Le temps passait paisiblement.
Un soir, il décrocha sa vieille canne, et la tenant en travers de ses genoux, il la caressa, et le visage auréolé des lueurs dorées du foyer, il s’endormit en souriant...

                                                                                                                                                                                     Dun Javerlhac

                                                                                                                        Pensée de novembre: Y a t'il une vie après la mort ? Si il n'y a rien, j'avoue que je serais  très déçu !