J.D Voelker: Itinéraire d'un pêcheur à la mouche

 

 

.........................Il était impossible de faire un lancer revers correct, et pourtant il fallait que je présente une mouche flottante. C'était ça, mon petit problème.

"Slap, slop, slap, slop", faisaient les truites, sans aucun égard pour la tempête qui faisait rage dans ma tête.

Debout en mocassins sur la berge sèche, je dévidai calmement la soie et ne cessai de la faire rouler vers l'amont et versla rive, de manière à ne pas troubler mes proies, jusqu'à ce qu'il me semblât que ma mouche eût atteint une distance supérieure d'une dizaine de pieds à celle qui me séparait des truites toujours en plein repas.
Cela suffisait largement. A chaque lancer,la noble petite mouche apparaissait clairement visible et flottait magnifiquement. "Dieu bénisse Peterson',, murmurai-je. Je me mis ensuite témérairement à diriger mon lancer vers le Milieu de la rivière, et puis - soudain - je retins ma respiration, repris ma réserve de soie et déroulai le lancer fatal. Nous y étions.

La mouche toucha l'eau à moins de quinze pieds en amont du premier poisson, juste dans le tourbillon descendant du carrousel. La petite mouche grise refit surface, tourna quelques instants de manière un tantinet incertaine puis commença à descendre le courant comme un bon petit soldat. Les Dieux des pêcheurs me souriaient. Dans mon exaltation, je passai mentalement commande pour trois autres douzaines de ces précieuses petites bestioles grises. Douze pieds, dix pieds, huit pieds... retenant ma respiration, je dédiai également une petite prière aux inventeurs du lancer roulé.,,Slap, slop..." Le compte à.rebours continuait - cinq pieds, deux pieds, un pied, "slap" - elle était prise.

Comme souvent les grosses truites fario, celle-ci fit un magnifique saut, soulevant une étincelante gerbe d'éclaboussures,avant d'effectuer.un puissant plongeon et de descendre vers le fond, loin vers le fond, tirant la soie de tous côtés, comme un bouledogue secouant un terrier. Je maintins une légère tension et la fis sortir du carrousel, en la cajolant plutôt qu'en la forçant. Une fois qu'elle fut dehors, je la laissai entraîner la petite mouche grise dans un voyage subaquatique, et puis... et puis... je vis et entendis sa collègue recommencer à gober avec avidité, "slap, slop".
Là, je fus presque démoralisé : c'était comme si un compagnon de pêche s'était ouvert une cannette de bière en baillant pendant que l'un de nous était en train de se noyer et qu'il venait de toucher le fond pour la troisième fois. Tel un épicier nerveux dans sa boutique envahie par une meute de délinquants juvéniles, j'essayai tout à la fois de m'occuper de mon affaire et d'éviter les ennuis, observant dans un même temps ma ligne qui sciait l'eau et l'autre poisson qui gobait.
Puis ma truite se mit à bouder tout au fond, et le bas de ligne tendu se mit à vibrer et geindre comme une corde de harpe pincée. Et si elle la coinçait ? Je ne tenais plus en place.

C'est alors qu'une demi-douzaine de canards indigènes remontèrent le courant en volant juste à la surface de l'eau, obliquant au dernier moment à la vue de cet étrange spectacle: un homme bizarre debout sur la rive tenant dans ses mains un fil tendu. Je commençai à m'inquiéter, et tentai de donner un peu plus de tension en pompant doucement. La truite sortit d'un coup et vint rouler sur le flanc à mes pieds comme une belle bûche. Puis elle aperçut ,on bourreau et repartit de plus belle.

Les oiseaux de nuit étaient déjà sortis rejoindre les chauves- souris quand je parvins à l'avoir enfin bien prise dans mon filet, ruisselante et morte de fatigue.
Je poussai un cri de victoire, le poignet engourdi, et les jambes flageolantes sous l'effet de l'émotion.


Un engoulevent bruyant
ânnonça le crépuscule. Je soufflai sur ma Petite mouche grise, et, sans en changer je me mis à m'occuper de sa co1lègue - ou,- plutôt de sa supérieure hiérarchique allai-je bientôt comprendre - avec laquelle je jouai jusque tard dans la nuit, les volants nocturnes et les chauves- souris tournant et virevoltant autour de moi'!

Deux jours plus tard nous étions tous les trois dans le journal local - et en une s'il vous p1aît.

Moi, j'étais celui du milieu, le petit au grand sourire satisfait. --