R Fallet: les pieds dans l'eau

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Je m'approche, toujours à demi sommeillant et pensant à l'augmentation du ticket d'autobus, à l'immortalité de l'âme, au nombre insensé de vitamines enfermées dans une boîte de cassoulet, au problème palestinien, à mes amours défuntes, quand je sursaute, comme piqué aux fesses par une épingle.

Cette bûche immobile, là-bas, à droite de la chute, dans son répit, dans son calme, c'est un chevesne. Et quel ! Une baleine ! Que dis-je, une baleine ! Un paquebot ! LA pièce ! LE monstre !


Il a, sauf son respect, l'inertie outrecuidante d'un Premier ministre de la V', la panse d'aligot d'un Pompidou, l'ceil de Maurice Druon. A peine l'ai-je vu que je suis à terre. Il ne bouge pas. Tout juste s'il fait frémir sa queue en songe, comme vous et moi. Je m'agenouille. Aucun chrétien d'autel ne se sera, en fin de compte, autant prosterné que moi dedans les herbes, les chardons et les bouses.

Meunier, je t'en prie, sois à moi, ne te garde pas pour la gibecière d'un commissaire de police. Ne va pas choir dans le panier de plastique d'un Médaillé d'Honneur de l'Administration Pénitentiaire. Ne va pas faire la joie d'un huissier. D'un douariier. D'un général mort dans son lit. D'un para sans Arabes. D'un constructeur de Tour Montparnasse. D'un hardi détrousseur d'« économiquement faible ». D'un mari.modèle estimé dans le quartier. Ne tombe pas dans les pognes moites d'un concierge plat comme ses pieds. Ni dans celles d'un bourreau d'enfants, de chiens, de chats, de tout ce qui n'a aucune chance de lui claquer à mort le beignet. Viens avec moi, chevesne, je ne suis rien de tout cela pour le moment.

J'étends sur la prairie la longueur de soie qui me semble correspondre à la distance qui nous sépare. Je la fouette au- dessus des graminées pour .ne pas l'effrayer et, brusquement, lui envoie ma mouche...

                                                                                                     

Je ne suis pas indigne de lui. Mon « plumeau », avec une grâce de baiser sur la bouche, choit mollement dans son dos. Je suis à quatre pattes, le cæur à trois mille tours minute. Mon meunier se retourne, pépère, à quarante-huit images seconde. Je vois son mufle s'approcher à la toucher de ma consistante âraignée. Idiot, j'ouvre la bouche pour l'inviter à m'imiter. Il m'entend, enfin intéressé, engloutit comme cachou le Bourdon Roux.

Il n'aura pas le loisir de le recracher. Je ferre à tout casser. Mon scion touche l'eau sous l'effet d'un démarrage à la Zimmerman, fameux sprinter cycliste américain (1868-1936) qui mérita le surnom de « Yankee Volant ». Je couche ma canne afin que mon fuyard supporte tout le poids de la soie en guise de frein. Le bas de ligne siflle mieux qu'un voyou. Mais un chevesne n'a pas la résistance physique des femmes, dont on sait qu'elles peuvent soutenir sans défaillance deux ou trois heures dc scène de ménage d'affrlée. Son sursaut ne dura guère et mon meunier vint peu après à la raquette, la gueule en porte cochère. Sa tête et sa queue dépassaient de part et d'autre de la poche-carnier de mon gilet, ce qui foudroya tout net mon compagnon de pêche Michel Tissier lorsque je m'en fus le voir pour lui demander négligemment des nouvelles de sa santé. Le pauvre garçon ne s'est jamais vraiment remis de cette apparition et, parfois, à ce souvenir, son regard se voile de rayures roses à points verts.

                                                                                                    

Ce petit chevesne ne pesait pourtant qu'un kilo deux cent trente pour quarante-cinq centimètres de long. Il demeura neuf années durant mon plus beau poisson pris à la mouche, restera dans mon Panthéon tel un Victor Hugo.