P. Koeberle: autopsie d'une truite

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----------------------------------Malgré ses yeux habitués à percer les eaux, il lui faudrait plus de lumière pour savoir si c'était "sa" truite. Il descendit lentement la berge, et se glissa doucement sans faire de vaguelettes dans l'eau. Nouveau rond. Il ne voyait toujours pas, mais celui-là était sur le trajet habituel de la grosse truite. Il y avait d'autres gobages mais il ne voyait aucune mouche.

Le jour se leva tout doucement, et il vit que c'était bien la grosse truite qui était dehors. De temps en temps elle gobait, parfois il apercevait seulement sa dorsale qui effleurait la surface. Au fur et à mesure que le jour augmentait, il avait I'impression que la truite s'activait de plus en plus, en surface, sous la surface, avec des remous de plus en plus gros. Il ne voyait aucune mouche, mais d'autres gobages le long du bord, après le petit ruisseau des carrières qui crachait une eau toute jaune. Dire que la veille il n'y avait plus qu'un filet d'eau !

La truite gobait enfin, et il ne savait pas quelle imitation accrocher au bout de son bas de ligne. Garder son calme et observer, ne plus regarder le poisson mais l'eau et les insectes en surface! Séverin se concentra sur la surface de la rivière, mais le jour naissant ne facilitait pas les choses. la truite goba une nouvelle fois, violemment.

Incroyable- Il y avait quelque chose d'anormal. Elle ne prenait pas des mouches, jamais il ne l'avait vue aussi active. Mais il savait aussi que ça n'allait pas durer. Il fallait qu'il trouve- Il n'allait pas se laisser berner une fois de plus par cette masse de muscles qui ne fonctionne qu'à l'instinct. Il mit ses deux mains en travers du courant pour essayer de capturer des mouches, et c'est alors qu'il vit une sauterelle s'accrocher sur sa paume. Puis une autre. Des sauterelles. Bien sur, la pluie les avait fait sortir et les avait entraînées dans le ruisseau qui les déversait dans la rivière et la truite, vivifiée par l'eau rafraîchie se gavait des sauterelles qui dérivaient sous l'eau et sur l'eau, certaines mortes, d'autres se débattant encore. Des sauterelles ! Il avait au moins deux cents mouches artificielles sur lui mais aucune imitation de sauterelles. Cette truite était diabolique, elle n'était dans cette rivière que pour le tourmenter. Impossible de rentrer chez lui monter une imitation de sauterelle, lorsqu'il reviendrait le soleil serait trop haut. Et une telle occasion n'était pas près de se représenter. C'était peut-être sa dernière chance de prendre cette truite, qu'il pistait depuis plus d'un an.
Il accrocha une grosse peute, mouche à peu près de la taille d'une sauterelle, mais pas du tout de la même forme ni de la même couleur. Premier posé, premier passage, la truite ne se déplaça même pas pour aller voir I'artificielle. Peut-être ne l'avait elle pas vue. C'était son seul espoir. Il la voyait bien maintenant et il observa son manège. Elle ne prenait que les sauterelles qui se débattaient. Elle voyait mal, comme souvent les vieux poissons, c'était sa chance, et cela expliquait pourquoi elle avait si peu mouché cette année. l,es vibrations l'attiraient plus que la forme de I'insecte. I1 mouilla sa mouche avec de la salive pour qu'elle coule légèrement, posa un peu au-dessus de la truite qui venait de gober encore et quand sa mouche arriva à hauteur de la truite, il exerça quelques légères saccades sur son fil pour donner à sa mouche l'allure d'un insecte qui se débat, le gros poisson se déplaça immédiatement et attrapa franchement I'artificielle, cette fois il attendit quelques dixièmes de seconde avant de ferrer et lorsqu'il tendit brutalement sa canne la truite était au bout...................

Le démarrage ne fut pas foudroyant mais puissant et irrésistible, la truite se dirigeavers la faille, mais cette fois Séverin avait tout prévu. l,a canne pliée à l'extrême, le f,il tendu à la limite de la rupture,l s'avança pour se placer entre la faille et la truite en faisant le plus de bruit possible. Dans I'eau jusqu'aux aisselles, les waders se remplissant rapidement, il avait du mal àmaintenir son équilibre mais la truite changea brutalement de direction et se mit à remonter le courant. Séverin lâcha du flI, il n'y avait pas d'obstacle, il pouvait la laisser partir en la retenant le plus possible. Elle se fatiguerait plus vite dans un courant. Mais cela elle le savait, elle fit demi-tour et revint droit sur Séverin. I1 n'eut pas le temps de rembobiner sa soie qui se détendit d'un coup. Pendant quelques secondes il ne sentit plus le contact avec le poisson. Elle va se décrocher, pensa-t-il, d'autant plus que maintenant il ne savait plus dans quelle direction elle se dirigeait.
Il moulinait comme un fou pour savoir si la truite était encore au bout. A son grand soulagement, un grand coup de tête courba sa canne : elle étaittoujours accrochée Mais cette fois elle était derrière lui et elle descendait le courant à pleine vitesse. I1 se retourna trop brusquement, fut aveuglé par un rayon de soleil en pleine flgure, et le wader remplit d'eau acheva de le déséquilibrer. Il tomba sur le côté, les deux mains tendant la canne p1iée en deux au-dessus de la surface. Un spectateur n'aurait pu savoir qui de la truite ou de l'homme était pêché ! Il nagea comme il pu pour sortir du trou, presque aidé par la truite qui continuait de tirer, vingt-cinq mètres plus bas. Dès qu'il sentit le fond sous ses pieds il sortit de l'eau et se mit à courir pour suivre ce diabolique poisson. Au moins cette fois il était sur qu'elle était bien accrochée. I1 dévala cent mètres de graüère à la poursuite de la truite qui ne semblait pas faiblir. Heureusement il n'y avait pas d'obstacle ou elle aurait pu se réfugier. Il savait qu'elle se dirigeait vers le grand profond plus en ava1, parsemé d'énormes rochers.

Il tenta encore une fois de la retenir mais elle se mit à cabrioler dans le courant peu profond, et, de peur de la décrocher, il la laissa descendrè' Il pourrait la déséquilibrer plus facilement dans l'eau plus calme et elle allait bien finir par se fatiguer. Arrivée dans l'eau profonde, elle fonça vers les rochers et Séverin était cette fois obligé de jouer le tout pour le tout et de la bloquer, il coucha sa canne etattrapa lasoie de la main gauche, sentit une traction puissante suivie d'un formidable coup de tête: le fil pouvait casser, s'inquiéta Séverin, ou la canne se rompre, ou l'hameçon s'ouwir. Si tout cela tenait, elle serait à lui. peut-être.
La truite à son tour déséquilibrée se mit à tourner en donnant de puissants coups de tête, mais elle n'avait plus 1a force de partir en ligne droite vers les rochers qui l'auraient sauvée. Séverin rentra dans I'eau, s'avança vers elle mais elle réussit encore à lui prendre du fil, elle faiblissait, blanchissait, mais impossible pour Séverin de l'approcher à moins d'une dizaine de mètres sans déclencher un rush furieux, mettant à l'épreuve son bas de ligne, qui devait commencer à fatiguer lui aussi'
Le combat s'équilibra, comme si les deux adversaires s'ob-servaient, la truite décrivant de grands cercles tandis que Séverin avait renoncé à l'approcher' Elle commençait à quitter le fond et à montrer son ventre de plus en plus souvent, Séverin sortit son épuisette, il fallait en finir'.l,orsqu'il vit la taille de l'épuisette, il comprit vite qu'il allait lui falloir s'en passer, jamais la truite ne rentrerait dedans. Il s'avança encore plus vers le profond en ramenant la truite vers lui. El1e se laissait tracter de plus en plus facile-ment mais repartait dès qu'elle sentait le pêcheur trop proche. Pourtant ses départs étaient plus lents il l'approchait de plus en plus, bientôt elle serait sur le flanc à portée de main.

                                                 
Séverin avait maintenant de l'eau jusqu'à la poitrine et il se plaça entre le poisson et le profond, la truite se dirigea alors vers la berge, il la retint elle resta sur place légèrement inclinée sur le côté' il réussit à l'approcher, de plus en plus près, approcha sa main de la tête du poisson, doucement, car même épuisée elle pouvait encore lui casser son fil tendu à l'extrême d'un coup de queue. D'un geste rapide, il passa sa main dans les ouiës de la truite qui donna de violents coups de tout son corps alors qu'i1l a sortait de I'eau, il se précipita vers la gravière glissa sur les cailloux couverts de mousse sans lâcher la truite et sortit de l'eau quasiment en rampant jusqu'à ce que la truite soit au sec, sans espoir de retourner à cet élément liquide dont il avait eu tant de mal à la sortir! A genoux sur les graviers, , immobile, presque incrédule, il regardait l'énorme poisson, lorsqu'il entendit une voix au fort accent comtois derrière lui


"Ce11e-1à, y avait que toi pour la prendre Séverin Ménigoz !"