J. De Lespinay :si vous prenez la mouche

 

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Une quinzaine de mètres en amont, une truite vient de commencer à monter: un bruit léger, comme un baiser mais un rond large, aux ondes puissantes.

Je suis encore mal placé pour la tenter car les buissons avancent trop sur l'eau; il me faut progresser un peu vers l'amont. Je m'y emploie avec beaucoup de précautions, et finis par dépasser les arbustes, me trouvant bientôt à hauteur d'une partie dégagée de la berge.Quelques instants s'écoulent, pendant que je reste immobile et dubitatif. Ne bougeons plus, et baissons notre canne qui pointe bêtement vers le ciel. Ce n'est pas le moment.... Un léger clapotis, un bref remous : la truite remet ça et..

Il me faut d'abord changer de mouche, car c'est l'heure du sedge. Ils éclosent sans arrêt et beaucoup se posent sur mon chapeau ou mon visage, me faisant des agaceries.

On ne saurait croire à quel point le changement de mouche est difficile certains soirs, et comme il est peu évident de faire passer un brin de nylon dans un petit trou !Mais je finis par y arriver, et bientôt ma soie fend l'air, en avant, en arrière,

La soie s'est posée comme une caresse, la pointe et la mouche ont légèrement griffé la surface. La truite a pris tout de suite, et dans tout le corps je sens maintenant le sien qui se défend, éperdu.

Ma canne est tendue à l'extrême, bandée à la limite de rupture, attelée, accouplée à celle qui ne veut pas se rendre. Puis c'est l'explosion: jaillissant au-dessus de la surface, surgit le magnifique corps qui se tord puis se tend, semblant rester immobile en un instant d'éternité et retombant pour traverser encore son miroir, et s'enfuir...

Je contemple mon bas de ligne dont la pointe, en tire-bouchon sans emploi, pend inutile, là où je l'aurais voulue encore tendue et vibrante. J,étais monté trop fin...

...................... La nuit est maintenant complètement tombée, et bien que l'air soit encore tiède, j,ai froid tout à coup.