JL Pelletier: Les nouvelles du moulin

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Aujourd'hui les mouches et la belle sont là.

L,eau est brouillée, la surface agitée,je sens que je vais gagner du premier coup. Il est facile d'approcher, le fond est couvert d'un limon onctueux qui amortit le bruit des pas.

J'ai en main ma petite huit pieds très très souple, un long bas de ligne et du 14l100e en pointe. Avec ces mouches mortes qui des- cendent gentiment, pas difficile d'en prendre une dans la main. Corps olive, ailes grises assez transparentes. Un Parisien m'a donné une douzaine de <culs de canards>... Ici ces imitations sont complètement inconnues, pourtant elles me plaisent bien. Je sens qu'elles ont été conçues par un pêcheur, enfin je ne sais pas ce qu'elles ont, mais j'ai confiance.

Au premier posé, je suis sûr que la mouche est bonne, elle est «vraie>> sur l'eau. La truite s'y trompe et la gobe franchement. Je n,ai pas ferré, j'ai simplement tendu le fil pendant qu,elle redescendait. L'hameçon est petit, la piqûre n'a pas dû l,éveiller. C,est seulement quand je veux la haler qu'elle commence à onduler de la caudale puis tout son corps louvoie. Sa bouche s'ouvre spasmodiquement pour recracher le leurre.

Elle ne m'a pas vu et ne comprend pâs. Quand elle se déplace je lui rends du fil, quand je tire progrèssivement elle se fait lourde sur place, sans fuir. Je couche la canne à droite, à gauche, je la lève en m'arrangeant pour exercer sur le fil la plus petite traction possible. De temps en temps, comme agitée par un tic, èlle secoue nerveusement sa tête vers la gauche.

Ce fil qui me relie à sa vie me procure un plaisir inconnu. J'ai le sentiment qu'à travers ce nylon nous échangeons quelque chose, mais quoi ? Je voudrais garder ce contact sans qu'elle ressente la piqûre. Malheureusement, par la force des choses nous allons combattre, nous affronter. Je ne veux pas casser volontairement, lui donner une victoire facile. Oui, c'est cela, nous allons nous mesurer..

. J'ai tendu brusquement le lien qui nous reliait. Elle a répondud'un saut tellement rapide que l'eau s'est à peine déchirée. Elle s'agite dans l'air avec un bruit de torchon sec que l'on secoue. J'ai baissé la canne et elle rentre dans son élément entourée d'une gerbe d'éclaboussures. C'est la fuite vers sa cache, en trois fois, trois longues tirées qui m'arrachent de la soie. Bloquée dans son dernier élan, je la récupère en tricotant tout doucement ma soie. Elle vient vers moi à reculons en secouant sa tête, je n'arrive pas à lui faire faire demi-tour. A un mètre de mes pieds je la vois les ouïes écartées, proche de l'asphyxie. J'abats ma canne sur la droite à bout de bras et je tiens ferme. Ses à-coups sont moins rudes et moins fréquents. Soudain elle bascule sur le flanc ; elle est rendue, gueule ouverte contre mon genou gauche.

Ma main descend vers sa gorge, elle la voit, agite une dernière fois la tête et recrache la mouche, tellement épuisée qu'elle ne repart pas.

Ma main s'avance à nouveau, je touche son dos, glisse vers sa caudale. Doucement je pince sa nageoire entre mon pouce et mon index et je secoue. Elle est partie cornme un trait, son dos soulève une vague sur la gravière d'en face.

Adieu amie...